- Tristan Derême, « Nous sommes tous poètes », Le Figaro, 22 novembre 1933, p. 1 :
Afin de remplacer les feuillages délicieux de l’été, dans ce coin de l’univers où nous vivons ces jours d’un automne pluvieux, nous suspendons aux branches dépouillées de nos jardins et de nos avenues les guirlandes de nos espérances et de nos mélancolies pour former un décor qui soit à notre image ou qui prenne, du moins, les couleurs de nos pensées fugitives ou profondes. C’est une vieille coutume des hommes, et le poète Fagus, que nous venons d’accompagner, hélas ! à sa dernière porte, vivait, lui aussi, dans une réalité qui était toute pleine de songes, selon le sort habituel des poètes inspirés qui, de la vie quotidienne, tirent sans peine des rêves, comme les alambics savent extraire l’alcool qui se cache aux humbles grappes de raisins. Ainsi les paysages de l’esprit que l’on trouve dans les beaux vers, loin que nous puissions les comparer aux habiles triomphes des prestidigitateurs, ne sont pas de vains fantômes ni de dérisoires illusions. Ils ne se montrent pas moins vrais que le réel, dont ils sont l’essence. La colombe ni le lapin, sur la scène et sous la baguette, n’étaient dans le chapeau ; mais l’armagnac palpitait obscurément aux grains de la vigne, et le rêve soupire en silence au secret des choses familières. Il faut de la terre, de la pierre ou du bois pour former une statue, et la poésie se construit de même avec les matériaux que l’existence nous fournit. Un poète lyrique est le plus réaliste des hommes. « L’imagination, disait Fagus, est le don d’évoquer du réel. » Et vous n’avez pas oublié ce dialogue qu’il imagina sur le propos d’une pomme : — …Elle est ronde… elle est rouge… Est-elle bonne à manger ? — J’y vois, moi, dit Newton, l’univers en révolution. »
Peut-être vous plaira-t-il de penser au sort des poètes, si vous songez que nous sommes tous poètes. Ce n’est point quelque paradoxe ; et si tous nos voisins n’ont point accoutumé, lorsqu’ils voient un fruit qui tombe, de déduire de cette chute la loi de la gravitation universelle, ni d’exprimer leurs jalousies et leurs colères aux vers transparents et mystérieux d’une Andromaque, n’est-il pas vrai que de leurs aventures, si humbles qu’elles puissent être et si banales, ils savent tirer des rêveries si émouvantes que leur cœur s’en trouve satisfait ? Ceux à qui les jours sont douloureux, pour se construire une demeure idéale, de leurs peines font des moellons et utilisent même les pierres qu’on a lancées dans leur jardin ; et ceux qui estiment leur destinée trop vide, emploient ce vide même, si je l’ose écrire, et le savent rapidement combler d’aspirations romanesques, instituant de la sorte une manière d’océan qui bouillonne et qui porte leurs espoirs flottants.
Ainsi va le monde ; ainsi vont les songes ! Nous peuplons nos nuits d’amères chansons ; nos cœurs sont pareils aux molles éponges ; l’eau de mer les gonfle et nous les pressons. L’heure passe, hélas ! c’est nous qui passons. Nous rêvons aux jours qui ne sont encore et nous regrettons ceux qui ne sont plus. De nos rayons morts faisons une aurore et pensons, ce soir, au pauvre Fagus.