- R. K., « Quel brave homme ! », Le Temps, 12 novembre 1933, p. 1 :
Ces feuilles de papier écolier dont le poète Fagus, Georges Faillet, bourrait ses poches, pour les couvrir, à la rencontre, de proses et de vers, que j’en ai reçu ! « Privé — disait-il — de toute tribune, la plume me démange ! » Il offrait ses réflexions à ses confrères ; et il nous morigénait tous, gentiment. Son nom imprimé ici, il y a huit jours, il avait aimé cela… La veille de sa mort, il m’a envoyé ses remerciements. Mais il ajoutait : « La maison de Racine, je n’y suis jamais allé ; ni à l’imprimerie de Balzac ; ni à l’atelier de Delacroix… » Alors, pourquoi l’annonce de la vente lui faisait-elle pousser des cris ? « Qu’en sais-je ? Rien… » Il expliquait : « Je ne partage pas la sentimentalité romantique, que j’oserais presque qualifier sensiblerie, pour ne pas dire fétichisme : Il s’est assis là, grand’mère… Encore n’avais-je pas besoin de voir l’îIot du Grand-Bé pour connaître l’orgueil de Chateaubriand se voulant son rocher de Sainte-Hélène, pour prouver qu’il était un type dans le genre de Napoléon… Ni… ce logis des Charmettes où ne se passa même pas l’idylle relatée par le lyrique menteur des Confessions… » Pourtant, ce fétichisme occupe agréablement les heures ; il peuple bien les paysages citadins et campagnards ; il allège la tâche des chroniqueurs. Devant la grille du Grand-Bé, le solitaire reçoit, de mai à octobre, d’innombrables visites. Tant pis pour lui ! Des jeunes filles en blanc, griffant les fins boyaux de leur raquette ; des garçons qui crient « Ne bougez pas ! » près de celui qui ne voulait que le murmure de la mer !… Et l’excursion des Charmettes fait vendre aux libraires savoyards quelques Confessions. Tant mieux !
Innombrables boutades du brave Fagus, au nom virgilien ! Il préférait contredire. Aviez-vous ironisé, sur le roman d’aventures ? Il partait à fond de train : « Quel roman qui ne soit d’aventures, même l’Éducation sentimentale… » D’un certain point de vue, en effet. Mais ce n’est pas son caractère dominant… Et Fagus s’excitait fort sur Rouletabille, et sur « l’immortel Alcide Jollivet », le grand homme de Michel Strogoff… Fagus était né le 22 janvier 1872…
Hésitiez-vous à glorifier la Tour de Nesle ? Mais, « mieux écrite », la scène où Buridan contraint Marguerite, à le déchaîner « atteindrait Sophocle et Shahespeare ! » Comme cela vaut mieux que « l’insanité de Ruy Gomez se baladant un cor de chasse à la ceinture… » Voilà où mène la passion! Le cor d’Hernani n’est pas un cor de chasse. C’est un petit cornet suspendu à une cordelière (oh ! le merveilleux geste de Mounet enroulant la cordelière au cornet, en les tendant au stupide vieillard !…) et qui se dissimule sous le manteau.
Il proclamait Dumas supérieur à Vigny — le « fallacieux Cinq-Mars » — et à Mérimée, si « surfait » ! Mérimée n’a-t-il pas dit que 60,000 huguenots périrent, le 24 août ? D’Aubigné lui-même n’en plaignait que 3,000… Sur la Saint-Barthélemy, Fagus avait son idée. Les huguenots voulaient « réaliser le coup raté à Amboise, et Henri de Guise les prévint, comme son père François en 1560 ».
Il n’aimait point Léon Bloy, « mendiant professionnel », qui « n’en goinfrait pas moins, lampait d’autant, sans omettre le petit verre et la partie de billard ». Mais ces violences se nuançaient de plus fines remarques sur le style : « Style admirable, mais qui reste du style, de la littérature fabriquée ; je nomme écriture naturelle celle d’aujourd’hui Jacques Bainville ou Léautaud, jadis celle de Diderot ou Voltaire et, ma foi oui, Bossuet, — et le Hugo de Choses vues. »
Sous sa houppelande, Fagus ne songeait qu’aux bonnes lettres, et au paradis, dont il avait envie. Il y songeait en battant les pavés de la rue Visconti, et en passant, sans la regarder, devant la maison de Racine ; ou au Palais-Royal, où il s’est peint lui-même : « Un poète, au pilastre adossé, mastique des pommes de terre bouillies qu’il pêche dans sa poche une à une… » Il a écrit quelques vers parfaits, à enchanter la mémoire : « Grands frères qui dormez sous la calme bruyère, — Pendant que les fourmis vous travaillent les yeux… » Il a ciselé des définitions sans défaut : « L’intuition est une mémoire qui s’oublie… » Celle-ci, à démolir, comme un bélier, toute une construction philosophique… . Sa « petite musique » est capable de sonner longtemps.