- Lucien Dubech, « Fagus épistolier » in Le Divan n° 109, mai 1925, pp. 257-261 :
Fagus est un des quelques rares hommes qu’on peut louer avec un plaisir sans mélange. Fagus est, en effet, totalement détaché des biens de la terre. Les louanges qu’on lui adresse, on peut être sûr qu’elles sont désintéressées. Les récompenses qu’on peut mériter pour avoir loué Fagus sont uniquement de l’ordre spirituel ; on a plaisir à louer Fagus parce qu’on est sûr que cela ne rapporte que le plaisir.
Les mérites poétiques de Fagus sont officiels, tout le monde dira à l’envie qu’un génie habite en cet homme étonnant. Aussi bien, on pense que ce génie saura se manifester dans tous les genres qu’aura cultivés Fagus, et Fagus cultive volontiers le genre épistolaire.
Ce fantaisiste qui n’écoute que ses voix a dans la vie des loisirs. Comme il a aussi de la passion, aussitôt qu’on a eu le malheur, sans le savoir, de passer la main sur le dos d’une de ses passions, Fagus occupe une partie de ses loisirs à vous écrire. Quand on a eu l’occasion de toucher quelque grand sujet d’un intérêt littéraire général, on reçoit, coup pour coup, une missive de Fagus. On n’y répond pas toujours parce que, dans la vie, ceux qui ne sont pas poètes de génie n’ont pas, en notre temps, beacoup de loisirs. Mais n’importe ; il ne se décourage pas davantage ; la fois suivante, il vous écrira encore une longue lettre à propos de tout et de rien, et les lettres de Fagus sont parmi les manifestations les plus palpitantes du genre épistolaire.
Il est impossible de les rattacher au genre classique ; elles feraient très mal éditées dans le même volume que celles de Mme de Sévigné. Fagus, qui a coutume de signer « Homme du Moyen-Âge », est un libre esprit qui ne connaît guère les contraintes. De plus, nous avons dit que ses lettres étaient toujours dictées par la passion, et la passion s’accommode mal de la contrainte. Fagus écrit parce qu’il a quelque chose de très pressant à dire et, généralement, sous l’influence de la colère ; c’est pourquoi ses lettres sont des merveilles de libre jet, de flamme et d’étincelles.
Ce sont à l’ordinaire des ménippées. Fagus y entrelace le vers à la prose comme la vigne à l’ormeau au pays de Virgile. Ce ne sont point de petits vers doux, tendres et langoureux comme les poètes du XVIIe siècle avaient accoutumé d’en répandre dans leurs épîtres. La poésie dans la correspondance de Fagus prend naturellement le tour épigrammatique.
Ce côté du génie de Fagus, étant confidentiel, est généralement méconnu. C’est pourquoi nous avons tenu à vous révéler que nous tenions Fagus pour le premier, autant dire pour le seul et unique poète satirique de ce temps.
Si le hasard l’avait conduit dans cette voie, Fagus eut fait un admirable poète satirique. Non pas, bien entendu, dans la ligne rigoureuse de Boileau, mais dans la veine franche et libre de Régnier. À chaque instant, dans ses grands morceaux lyriques comme la Danse macabre, Fagus va très près de la forme satirique. Non satire proprement littéraire, mais satire morale. Ce genre convient à toutes ses qualités et s’accommode même parfaitement de ses défauts.
La satire permet, en effet, un ton de rudesse débridée, un parler franc, haut en couleur et en relief, et une verve grasse qui conviennent admirablement à Fagus. Les circonstances ne l’ont pas conduit à donner sa mesure dans cette voie ; les privilégiés qui ont l’avantage de recevoir ses lettres doivent se contenter d’y goûter les membres disjoints d’un satirique.
L’épigramme est chez Fagus d’un tour excellent. Il ne cherche jamais l’esprit qui brille et le trait qui luit, mais le trait qui porte. Le sien est asséné d’une main rude, brutale, mais vigoureuse. Il est fâcheux que l’extrême liberté du tour ne permette guère de donner un florilège de ces épigrammes. Les dards enflammés que Fagus lance ainsi d’une main sûre resteraient fichés dans la peau de la victime et lui feraient au flanc une large blessure.
Par une contradiction qui n’étonnera pas chez un poète, cet homme farouche et rude manie parfaitement la délicatesse, même dans l’épigramme ; quand, au lieu de blesser, il ne cherche qu’à effleurer, il a la main légère du poète. C’est lui qui a décoché cette jolie épigramme à l’Ysabeau de son ami Paul Fort :
Oh ! le plaisant projet de ce prince charmant,
Qui de tant de grands rois va choisir un dément !
Impossible de piquer d’une main plus légère en même temps que plus juste.
Il n’y a pourtant pas que des épigrammes dans les lettres de Fagus. Quand, au lieu de sa colère, c’est son admiration qui est allumée, il est meilleur, plus riche et plus instructif encore. Ses lettres les plus précieuses sont celles où il est question de Shakespeare. On n’a guère l’occasion de parler d’une pièce de Shakespeare sans recevoir une lettre véhémente de protestations où Fagus donne son avis motivé sur le grand poète qu’il vénère : nous n’avons jamais entendu parler si bien de Shakespeare que par Fagus. Shakespeare commenté, éclairé par Fagus, c’est souvent mieux que Shakespeare lui-même. Quand on a présenté une critique aussi attentive que possible de telle pièce, par exemple de Mesure pour Mesure, la lettre de Fagus qui arrive infailliblement apporte de tels éclaircissements qu’on en est ébranlé et qu’on se demande si, par hasard, ce n’est pas lui qui aurait raison.
C’est peut-être lui qui a raison. Peut-être le plus haut mérite d’un grand poète est-il précisément d’ouvrir ainsi le champ à toutes les imaginations fortes et riches. Celle de Fagus est encore profondément raisonnable. Si libre, si débridé quant à l’inspiration et à la forme, il est dans l’ordre intellectuel clair, discipliné comme une tête de France. À toutes ses vertus, Fagus joint encore celle-là, il montre combien la liberté et la raison font bon ménage.
Il est regrettable que, Fagus donnant dans ses lettres plus de poids à la liberté qu’à la raison, il ne soit guère possible de les rendre publiques ; ce sont des trésors destinés à demeurer secrets. Pour ceux à qui il les prodigue, ils n’en sont que plus chers.