- Charles de Saint-Cyr, « À propos de Fagus et sur lui » in La Semaine à Paris n° 48, 11 novembre 1922, pp. 1-3 :
On n’avait jamais abusé à ce point des enquêtes. Qu’en un moment exceptionnel, un journal en fasse une : fort bien ! L’on comprend le besoin d’une telle consultation. On le conçoit encore alors qu’il y a nécessité de prendre le pouls de l’opinion. Ou, enfin ! restreinte à un sujet spécial et faite seulement auprès de personnalités qualifiées — ce qui lui donne figure de referendum. Mais, à la façon dont cela se pratique aujourd’hui, c’est — je le répète — absurde. Pitoyable en outre ! ceux des gens consultés qui ont autre chose à faire jetant leur opinion comme on met un vieil os à la poubelle, et les petits arrivistes paradant avec des mines d’ingénues hors d’âge. Ce fut au cours d’une de ces puériles consultations que Fagus — noble et pur poëte, que j’admire — déclara tout de go : « Je suis un raté. » La parution chez Edgar Malfère — « Bibliothèque du Hérisson » — de son vaste, grave et frémissant poème Frère Tranquille me donne l’occasion de revenir sur ce mot auquel il me semble que l’on n’a pas accordé l’attention qu’il méritait. Et, tout d’abord, qu’est-ce qu’un raté ? C’est bien autre chose que ce que pensent des esprits superficiels ! Parent de l’homme de génie, le raté porte en lui une part du sublime mystère dont est fait ce dernier. Le raté est riche d’une sensibilité neuve et d’une vision qui ne sont qu’à lui. Ce qui lui manque ce sont les moyens, la puissance d’extérioriser totalement et cette vision et cette sensibilité. Un Fagus, si même on lui laissait l’épithète qu’il s’applique, l’emporte donc de mille coudées sur un versificateur, car un Fagus existe. Et ce serait faire gravement outrage fût-ce à celles de ses œuvres qu’on est en droit de moins aimer que de les comparer aux célèbres Musardises d’Edmond Rostand ou aux plus récents recueils de Mme de Noailles. C’est qu’il y a des beautés dans ce profond et douloureux (et incomplet) Frère Tranquille, beautés qui ne sont point toutes affirmées, que parfois il faut deviner. N’est-ce point d’avoir senti cette inaptitude à toujours s’exprimer totalement que Fagus en a conclu au mot de « raté » ? Mais, encore un coup, c’est là un grand et bel et rare éloge ! Je me voudrais expliquer mieux, car j’ai pour Fagus la plus haute estime, et il est un des initiateurs qui mouvement qui a retrouvé les sources du génie poétique français, non par un retour livresque sur tel passé ou tel autre, mais par un élan vers ce qui constitue l’essence même de notre poésie. Ni les pitreries verbales déjà à la mode avant-guerre ni l’apparente toute-puissance de l’alexandrin ne lui ont fait illusion. Et non plus le gracieux incident que demeurera le vers-librisme. À vrai dire peut-être eut-il plus le pressentiment de la vérité que sa perception très nette. Mais n’est-ce pas déjà beaucoup ! Aussi l’histoire de la poésie française ne l’oubliera-t-elle pas. Elle regrettera seulement que sa forme n’ait pas toujours été égale à son inspiration.