Émile Zavie, « Les deux poètes dans la Ville »

  • Émile Zavie, « Les deux poètes dans la Ville », L’Intransigeant, 11 janvier 1934, p. 6 :

On le rencontrait parfois, le soir, place Saint-Michel, sortant du Palais de justice où il avait siégé dans un tribunal. Sébastien-Charles Leconte s’en allait, pardessus gris, lorgnons brillants, moustache blanche, la tête un peu penchée, méditant sans doute ses poèmes d’une parnassienne et traditionnelle inspiration.
Vers les mêmes heures, un autre poète vêtu du long manteau des chasseurs alpins, pèlerin infatigable, prenait le même chemin, s’arrêtait le long des quais, ou devant Notre-Dame. C’était Fagus qui vient de mourir, écrasé par un camion, rue Visconti.
Se reconnaissaient-ils parfois, le magistrat et l’employé de mairie ? C’est douteux. Fagus ne songeait ni à Salamine, ni à la Méduse, ni aux dieux de la Grèce antique. Il vivait dans ses rêves et ne voyait même pas les ombres qui le pressaient. D’autres « réalités » l’occupaient : la grande nef, Saint-Julien-le-Pauvre, les eaux du fleuve…
Y avait-il, parmi la foule des humains bousculés dans Paris deux êtres plus opposés, plus différents que ces deux poètes qui viennent de quitter la surface de notre planète, à peu de distance — la distance qu’il y avait dans leur démarche — après une vie désintéressée d’une si grande dignité, leurs pensées toutes vouées aux Lettres ?

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