- Jean Morienval, « Frère tranquille », La Libre Parole, 5 juin 1923, p. 2 :
Parmi les poètes de notre temps, auxquels la nature littéraire a donné une personnalité si forte qu’ils ont spontanément éprouvé le besoin de briser les cadres, de ne retenir de la rhétorique que ce qui soutiendrait leur fantaisie, on compte Fagus. Celui-là évidemment ne peut avoir aucune place dans une littérature tirée au cordeau académique. De vives passions, de grands desseins, une inspiration tumultueuse, il tient tout du trouvère du XIIIe siècle et rien d’un successeur de Crébillon le tragique. Ajoutez qu’il souffre d’une époque où rien n’est à sa taille, et où il éprouve les plus grandes difficultés à s’adapter. Vous vous expliquerez que sa chanson ardente et puissante roule avec quelques rocailles, contienne quelques trous, et nous laisse quand même d’énormes et lancinantes visions.
Un des premiers gestes littéraires de Fagus, qu’il faut rappeler parce qu’il est significatif, fut cet étrange « Colloque sentimental » avec Émile Zola. Le volume remonte aux jours de l’Affaire, alors qu’il n’y avait aux côtés de Zola que quelques initiés et quelques naïfs, le mot d’ordre dreyfusien n’ayant pas encore suffisamment circulé. Fagus avait cru à l’idéalisme de Zola, et chaque jour il lui adressait une pièce de vers. Le romancier naturaliste dut le traiter de raseur, mais Fagus s’entêta assez longtemps pour avoir écrit un volume. C’est un livre vécu, qui montre de la verve, où l’on pense à Juvenal, et aux Châtiments, mais d’une forme par trop hâtive. Aussi injuste que violent, d’ailleurs, si la littérature n’en retiendra rien, on peut y voir un bel échantillon du point où les passions étaient montées alors.
M. Fagus a donné un autre volume, en prose, très curieux, ce sont les Aphorismes*(parus chez Sansot, dans la collection « Scripta brevia »). Ces textes ne sont pas à négliger pour qui veut connaître la verve drue et hardie du poète auquel nous devons Frère tranquille.
Depuis l’affaire, nous retrouvons M. Fagus critique d’art à la Plume, et plus tard dans les eaux de l’Action française, avec des sentiments catholiques. En 1903, il avait publié un volume de vers Ixion, et la préface nous avertissait que si dans le poème chaque chant représente un petit poème complet, « lui-même, dans son entier, figure un chant dans un poème plus vaste, par quoi l’auteur essaiera d’imager sa vision personnelle de l’univers et de l’humanité ». Vaste ambition, que l’inspiration et la verve permirent d’ailleurs au poète de réaliser, mieux que les conditions matérielles de publier. Quelques fragments qui auraient dû donner l’éveil, paraissent seulement dans des revues ; il fallut l’intelligente sagacité critique de Mme Henriette Charasson, pour que Frère tranquille pût être publié en entier dans la Revue de Hollande.
Mais enfin, et comme tout arrive, même parfois le plus étonnant, un éditeur s’est trouvé, un nouveau Poulet-Malassis, qu’on nous dit même plus avisé et plus intelligent, qui tient à imprimer les poètes, et dignement sous tous les rapports. L’éditeur Edgar Malfère, à Amiens, nous a donné successivement la Danse macabre, la Guirlande à l’Épousée, et enfin Frère tranquille. Ces trois ouvrages, nous déclare M. Fagus, formeront un ensemble sous l’argument général Stat crux dum volvitur orbis, avec le Massacre des Innocents, publié en partie, Lucifer, l’Évangile de la Croix et la Croisade de l’Antéchrist, ces trois derniers poèmes en préparation.
Il est évident qu’un jugement définitif ne pourra être porté sur cette œuvre si vaste et si complexe que lorsqu’elle aura paru entièrement. Nous devons faire crédit à M. Fagus de sa conception et attendre qu’elle ait pu se déployer tout entière. Nous ne pouvons, par contre, négliger jusque là d’en signaler l’intérêt évident.
Son défaut principal est d’être personnel jusqu’à l’excès. Nous avons indiqué plus haut les raisons qui justifient cet individualisme. M. Fagus cependant oublie trop qu’il a des auditeurs. Ses poèmes sont une suite de méditations lyriques, tantôt sombres ou exaltées, où s’évoque l’univers. Si sa Guirlande à l’Épousée sourit parfois (de quel sourire baudelairien d’ailleurs), la Danse macabre, Frère tranquille s’animent fréquemment de vers qui proviennent d’une contemplation désespérée des hommes et des choses. Les chansons se suivent, au hasard des jours, tantôt lyriques, et tantôt retombant sur terre avec un réalisme violent.
Frère tranquille, c’est une tête de mort qu’un jour le poète a achetée à un fossoyeur. Le monologue s’engage, où la vanité des choses humaines se contrebalance par le sentiment du prix et de la brièveté de la vie. Une verve âpre, rugueuse, parfois, toujours prenante, anime le poème, et lui donne un singulier mouvement. Les rythmes sont changeants, visiblement inspirés par des motifs musicaux que parfois on croit reconnaître et découvrir, mais qui, d’autres fois, nous échappent et alors on est assez déconcerté.
La philosophie de Fagus ? Son jugement sur l’univers ? La valeur définitive de son art ? Nous attendrons si vous le voulez bien pour en décider. Contentons-nous, aujourd’hui d’avoir classé en bonne place cette incarnation nouvelle de la perpétuelle inspiration littéraire, et de marquer qu’elle constitue un des jalons d’une littérature nouvelle. Elle deviendra probablement populaire, avant d’aboutir à tel classicisme possible que reconnaîtront alors les professeurs.