1932 : Frère Tranquille à Elseneur

Publié en 1930 à la Société Française d’Editions Littéraires et Techniques, « Le Bouquet d’Œillets ».
80 p.

En avertissement, « DISJECTI MEMBRA » : « Les pièces de ce recueil préparent l’ensemble devant relier la Danse Macabre à Frère Tranquille. ».

 

Le livre et la critique :

  • Henri Martineau, Le Divan, avril-mai 1932, p. 132 :

On se souvient ici du numéro spécial que nous avons consacré à Fagus et où nous avons tâché de fixer les traits principaux de la physionomie originale et complexe de ce grand poète. Il y était rappelé que tous ses poèmes s’ordonnaient, se classaient suivant un vaste plan d’ensemble. Voici aujourd’hui les pièces qui préparent l’ensemble devant relier la Danse Macabre à Frère tranquille. Si l’auteur sur certain exemplaire a pu écrire en dédicace de ce petit livre :

Rien ci-joint que banalités
Désagréables, assorties
En façon de bouquet d’orties :
Comme cette humble vérité
Qu’il faut bien appeler la vie.

il me sera permis d’ajouter qu’en dépit de l’exactitude de ce résumé versifié, ce petit livre, banal par le sujet comme toutes les œuvres des artistes sincères, ne l’est certes point dans l’expression non plus que dans l’atroce leçon que Fagus nous rappelle à chaque page :

Les tourments d’en haut sur nos crânes se tendent,
Un orage plus sourd martelle leur dessous :
Qu’est-ce auprès des foudres qui quelque part attendent
Quand ce crâne et ce corps sont mêmement dissous ?

Ainsi rayonne partout en filigrane la devise immuable du poète : Stat crux dum volvitur orbis.

  • André Fontainas, Mercure de France, 1er juin 1932, pp. 420-421 :

« Disjecti membra poetae », Fagus prend soin de nous en avertir, les « pièces de ce recueil préparent l’ensemble devant relier la Danse Macabre à Frère Tranquille ». Frère Tranquille à Elseneur entre donc, de même que les recueils dont les titres viennent d’être cités, de même que la Guirlande à l’Épousée, et d’autres parties, inachevées ou en préparation, « dans l’ensemble conçu sous l’argument général « Stat Crux dum volvitur Orbis ». C’est une suite de poèmes, pour la durée et l’importance, mineurs sans doute, mais emplis du tourment et du problème angoissant de la mort chrétienne — ou, selon le sentiment du poète, non point de la mort en soi, qui est une étape naturelle, un repos, mais plutôt des suites de la mort, et du jugement. C’est là toute l’angoisse, comme disait Hamlet,

But that the dread of something after death…

« seulement la terreur de quelque chose après la mort… », et c’est ce qui torture à la fois l’âme du prince à Elseneur, et de Fagus, et de Frère Tranquille, mais en Dieu ceux-ci mettent leur confiance, leur espoir, leur sûreté,

Et oui, oui, partout,
Toujours Dieu au bout,
Un Dieu qui vous aime…

Mais pourquoi cette inattendue forme, page 60, donnée au futur du verbe clore : « Tu clôreras mes yeux à la feinte lumière… » ?

  • Yves-Gérard Le Dantec, Le Correspondant, 10 août 1932, pp. 452-454 :

La récente plaquette de M. Fagus est un nouveau fragment d’une œuvre monumentale, en partie publiée de 1903 à 1927, et qui porte l’exergue Stat Crux dum volvitur Orbis. Des fragments de cet ensemble ont paru sous les titres Ixion, Jeunes Fleurs, La Prière des Quarante Heures, La Danse macabre, La Guirlande à l’Épousée, Frère Tranquille, enfin Le Sacre des Innocents. Ces publications, bien que n’ayant pas suivi l’ordre et le plan de ce grand poème de l’univers, permettent cependant de mesurer la puissance lyrique du poète, l’un des derniers de la lignée des chanteurs chrétiens et qui en rejoint parfois de très près l’ancêtre, François Villon. La présente plaquette, nous apprend une note liminaire, relie La Danse macabre à Frère Tranquille. Immédiatement avec ce dernier livre, La Guirlande à l’Épousée avait vu le jour (1921) ; c’est là le plus émouvant, le plus riche des volumes édités jusqu’ici dans cette série ; un cantique d’amour rythmé à la gloire puis au souvenir funèbre d’une femme humainement et mystiquement adorée ; je ne crois pas que la douleur, la joie, le désespoir et la foi surtout aient jamais trouvé d’expression plus saisissante ; des pages seraient nécessaires pour caractériser une poésie si neuve, si étrangement belle, parfois déconcertante aussi dans son agencement à la fois chaotique et concerté, savante tour à tour et ingénue. Frère Tranquille d’un bout à l’autre offre une méditation mystique ou burlesque, douloureuse et ironique, sur un crâne anonyme.
Les quelque cent pièces qui composent ce livre ne sont que les diverses phases d’un perpétuel, obstiné memento mori, ou, si l’on veut, les litanies de la mort. Je veux citer au moins quelques strophes de celle qui précède immédiatement l’ex-voto final :

— Grands frères qui dormez sous la calme bruyère
Pendant que les fourmis vous dévorent les yeux,
La chair pleine de plomb, plein la bouche de terre
Où tremble la poussière auguste des aïeux ;
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ce n’est plus vous qui êtes là sous ces ordures
Et qui remugle là sans forme ni pensée,
Mais votre résidu mortel, la gangue impure
Que pourtant nous nommons la vie en insensés
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Aspirez-moi de tout l’effort de vos prières,
Communion des morts, communion des saints,
Comme un rayon de plus à l’orbe des lumières
Dont la sphère tournoie au pied du Saint des Saints.

Les courts poèmes qui forment Frère Tranquille à Elseneur accentuent cette note macabre et cependant optimisé, jouée au moyen du thème fameux d’Hamlet et qu’elle prolonge jusqu’au ciel, étranger au héros shakespearien. Plus de douceur toutefois, ici, plus de ces violents contrastes entre la terre et le ciel, la chair et l’âme, le blasphème et la prière, qu’accusaient La Danse macabre et Frère Tranquille. Le rythme lui-même est moins irrégulier, sujet à de moins brusques changements, au fur et à mesure que triomphent la sérénité, la sûreté du poète en face de la destinée:

Quand s’est éteint tout espoir,
S’est affaissé tout désir,
II est doux de s’endormir
À qui n’a pas peur du noir.

La méditation se résume parfois jusqu’au plus noble aphorisme, qui reflète lui-même la plus stricte orthodoxie :

C’est chercher la mort dans la vie
Que ne vouloir chercher la vie
Par delà la mort.
Avoir croyance en Dieu c’est vivre dans la mort,
Douter de Dieu c’est mourir dans la vie.

Il y a dans le génie tourmenté de Fagus un mélange extraordinaire de candeur et de sarcasme, d’angoisse et d’espérance, qui font réellement de lui un héritier direct du Moyen-Âge. Son œuvre ressemble à quelque tympan gothique, où un « beau Dieu » s’érige dans une mandorle entourée d’anges et au-dessus d’un grouillement de saints et de démons. Les symboles jaillissent naturellement, et miraculeusement parfois, de ce flot tumultueux et sombre. Et quels symboles !

Les flots de sang d’humains qu’une guerre entretue,
Qui calmement eussent décédé en leur soir,
Coagulent pour la statue
De l’universel désespoir.
Et cette satanique croûte
Que goutte à goutte accumule ce jus maudit,
Sans fin la vient laver l’inépuisable goutte
Sans fin pleuvant du flanc crevé de Jésus-Christ.

Fagus est peut-être le plus grand visionnaire que nous ait donné la poésie catholique, en tout cas le plus original interprète, par le truchement du vers, de cette métaphysique du sentiment religieux, — la seule qui ait un sens et une valeur, — qui vient en droite ligne des Pères de l’Église, mais qui a gardé je ne sais quelle lueur inquiétante de son passage à travers l’Apocalypse.

  • Joseph-Émile Bégin, Le Canada Français, septembre 1932, p. 95 :

Les pièces de ce recueil préparent l’ensemble qui doit relier la Danse macabre à Frère Tranquille.
Le thème mis en œuvre dans Frère Tranquille, c’est la mort… et les morts dont le poète évoque en termes goguenards le jovial cliquetis, les mandibules, les squelettes grelottants et qui se congratulent. Le thème est chrétien, la lyre aussi, mais avec des accords peu accoutumés à notre époque, et qui font penser aux vieux bardes du moyen âge, à Villon, au Poète des Saintes Écritures. Tout cela est d’un charme pas du tout macabre, mais tout simplement exquis.
Nous rappelons ici les Églogues, de Virgile, traduites par Fagus, dont nous avons déjà dit un mot dans le Canada français, l’an dernier. Fagus traduit largement, avec vérité, et avec sa lyre souple, féconde en mélodies imprévues. L’aimable poète Fagus en traduisant Virgile, n’a pas jeté un cri d’oison parmi le chœur des cygnes.

  • Louis de Mondadon, Éudes, 20 octobre 1932, p. 252 :

Énigme pour la raison et, pour le cœur, épouvante, la mort a, dans la lumière de l’Évangile, dépouillé son aspect odieux. « Libérateur céleste », s’écriait jadis l’auteur des Méditations, et Fagus aujourd’hui dit mieux encore :

Nous ne mourons pas, nous autres chrétiens,
La tombe est berceau d’un nouveau nous-même,
Où la sainte Vierge (ô saintes et saints !)
Berce un nouveau-né qu’elle aime, qu’elle aime,
Comme elle berça l’Enfant Jésus même :
Baptême, baptême ; à nouveau, baptême.

Vous tous qui craignez ou d’évoquer le spectre fatal ou de le fixer en face, je vous recommande, lumineuse broderie sur un thème de confiance et de joie, les couplets dictés par sa foi robuste à ce Frère Tranquille, auquel puissiez-vous ressembler, n’arrêtant pas vos regards aux linceuls ni aux tombeaux, mais voyant par delà Dieu et son Christ, notre Sauveur, qui, dans le ciel, attend ses élus.

Commentaires fermés.