A. Maupin, « Portraits littéraires : Fagus »

  • A. Maupin, « Portraits littéraires : Fagus » in Le Domaine, mai 1926, pp. 423-426  :

… Fils du Champenois et de la Mancelle
Brabançon d’œil bleu, gaulois de poil blond,
Conçu dans Paris, natif de Bruxelles
(Rue de Moineaux, 9, près le grand Sablon),

Georges Faillet, qu’il suffit d’avoir lu pour connaître qu’il est né de parents français, a maintenant 54 ans. Fonctionnaire à la Préfecture de la Seine depuis 1899, il a collaboré, depuis 1897, à diverses revues littéraires. Musicien plus que poète, et pourtant poète-né, incohérent en apparence, et pourtant harmonieux, à la fois mystique et réaliste, angélique et démoniaque, voilà Fagus : le portail de la cathédrale d’Occident, où grouillent de terrible obscénités, toute la passion amère parmi le rire de Satan ! Mais franchissez le porche, et voici la noble nef, qui mène à l’autel, à Dieu crucifié, rayonnant de toutes ses plaies. C’est l’homme à l’ample manteau et à la grande barbe, qui fait penser à nos vieux saints, qui ont dépouillé le vieil homme, mais chez qui l’homme tout court a des retours violents ; c’est aussi l’auteur de la Danse Macabre, qui évoque (avec dégoût sans doute) les plus abominables vices, et c’est enfin, après que le philosophe a médité, le poète qui frémit devant les problèmes éternels.

« Cette angoisse de plus frappe le dernier coup ; où allons-nous, d’où, pauvres morts, revenons-nous ? »

Frère Tranquille est une amplification formidable. Un crâne trouvé dans un cimetière :

« Dans un vieux cimetière
Un fossoyeur creusait,
Il fit jaillir de terre
Un crâne qui dormait
Il ne savait qu’en faire ;
Moi je le regardais.
— En veux-tu, du vieux frère ?
Dit-il, et j’acceptai. —
Nous vidâmes un verre
Au prochain cabaret.

Voilà le thème d’une saturnale.
Ce crâne, Fagus l’emporte chez lui, le suspend au plafond, et le nomme Frère Tranquille, par ironie, par envie peut-être ? Et dans sa cellule d’ascète, le poète va méditer, aborder les grands problèmes. Mais sans cesser d’être Fagus, car il imaginera, après avoir sondé les destinées humaines, un sacrilège épouvantable.
Fagus est un homme du moyen âge, qui ose tout évoquer, indécent ou choquant parfois. Un poète de la lignée de Villon, personnel comme lui, et guidé par sa sensibilité, à laquelle il doit ses excès et ses accents sublimes. Il ne cherche pas de choses nouvelles, il chante comme il sent, et, parce qu’il sent avec originalité, il renouvelle les thèmes les plus communs.
Fagus est obsédé par deux choses : la tentation et le salut. Il semble d’abord que soient complaisantes les peintures qu’il fait du vice. Mais si l’on prend garde, on voit que Fagus veut forcer le dégoût. Ce n’est pas pour nous amuser qu’il peint nos débauches, c’est avec sérieux qu’il envisage les monstruosités de la passion. À cause de cela, Fagus demeure dans la tradition catholique. Il faut bien avouer d’ailleurs qu’une conception aussi pessimiste des sentiments humains est décevante, et l’on est découragé par la lecture des poèmes qui entrent sous l’argument général Stat Crux dum volvitur orbis. Heureusement, des pages vraiment saines, et toutes pleines de charme, nous réconcilient avec nous-mêmes :

« Et voici qu’une jeune femme en blanc s’avance,
Dans ses bras elle porte un enfant endormi :
L’enfant, contre lui serre une pomme, en silence ;
La mère lui parle tout bas et lui sourit ;
               C’est rien plus qu’une jeune mère
               Qui berce son petit enfant
               Et l’on croirait voir sur la terre
               L’aurore entière qui descend !!

D.M.

D’un lyrisme abondant, Fagus donne, à la lecture, l’impression d’une source. Et sa technique, très souple et variée, s’adapte au mouvement de la pensée. Mais peu lui chaut d’être régulier ou non : « Écrirais-je mille alexandrins à rime riche, dit-il, si je vois qu’honnêtement il le faut, je ferai, au millième, rimer étoile avec pantoufle ». — Ce qui ne l’a pas empêché d’écrire d’admirables strophes alexandrines. Celle-ci par exemple, sur Marie-Antoinette :

« Enfant suprême de nos pures élégances,
Vaillance et loyauté, notre aristocratie ;
Ce qui, depuis mille ans, avait fait de la France
Pour nous laisser remords, nostalgie et souffrance
Le royaume des lys et la terre choisie ».

F. T.

ou ces autres, prises au hasard dans Frère Tranquille :

« Grands frères, qui dormez sous la calme bruyère
Pendant que les fourmis vous dévorent les yeux,
La chair pleine de plomb, plein la bouche de terre
Où tremble la poussière auguste des aïeux ;

Martyrs, vouant à Dieu vos plaies grandes ouvertes,
Martyrs de notre foi, parfois de nos erreurs ;
Innombrables hosties à la patrie offertes
Vaincus obscurs, pareillement obscurs vainqueurs.

Grands frères, qui dormez sous la haute liane,
Conquérants, voyageurs, ou saints des missions,
Ou forçats, qui semez les sables des Guyanes,
Décapités cherchant vos têtes à tâtons :
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
D’avance et sans regret, j’adresse à toutes choses
L’adieu du naufragé qui sombre sans effort ;
Coule, radeau d’un soir, tombez, senteur des roses,
Mourez, mon bloc charnel, qui déjà sent la mort !

De pareilles strophes n’atteignent-elles pas à la plus noble émotion ? Et si un ouvrage est bon qui élève l’esprit, ainsi que le pensait la Bruyère, ces vers ne sont-ils pas « faits de main d’ouvrier ? » Si l’on retranche de l’œuvre de Verlaine les « Poésies Religieuses », on y trouvera les mêmes excès que dans l’œuvre de Fagus. La Danse Macabre, non plus que Frère Tranquille, et pas davantage La Guirlande ou Ixion, ne sont des livres pour jeunes filles. L’œuvre de Fagus est pourtant morale. Avec la franchise d’un primitif, ce chrétien d’un autre temps, inégal et déréglé peut-être, mais toujours solide, est sincère encore, lorsqu’il achève en suave oraison, l’évocation la plus monstrueuse. Comme lorsqu’il s’apitoie sur notre pauvre nature, avec ces accents, où une poignante amertume perce, au travers de l’ironie :

« Un peu pâlot, sympathique tel un phtisique
Les femmes se retournent après que j’ai passé,
Car mon port reste fier, ma moustache héroïque,
Ceux qui ne savent pas jalousent mes succès.
          (Rincez ce verre, là où j’ai bu.)
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Et je poitrine encor, quand mes reins y consentent,
Quand mes os vermoulus ne grincent pas trop haut,
Et, cuirassant ma pourriture complaisante,
Je ne me liquéfie que morceau par morceau :
          (Rincez ce verre, là, où j’ai bu.) »

D. M.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
          « Au fond de leurs alvéoles
          J’écoute les dents blotties
          Entrechoquer des paroles
          — Nous sommes les pendus, pendus mal assortis
          Et, pauvre homme sur la terre
          Dans le battement des nuits
          J’entends grelotter mes frères
          — Nous sommes les pendus, pendus mal assortis. »

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