Tristan Klingsor, « Fagus modèle »

  • Tristan Klingsor, « Fagus modèle » in Le Divan n° 109, mai 1925, pp. 268-272  :

Si l’on traverse le parvis Notre-Dame vers le soir, on y peut souvent apercevoir Fagus rôdant à pas comptés. Il y a quelques années, il portait un de ces chapeaux bas de forme dénommés Cronstadt, mais la race en paraît perdue et on fouillerait sans doute en vain les arrière-boutiques des chapeliers pour en trouver un spécimen. Fagus doit donc actuellement se contenter du chapeau melon commun. Mais il a toujours aux épaules une longue houppelande sombre qui donne à sa silhouette un caractère singulier. On le portraiturerait volontiers ainsi. Seulement, il faudrait déjà prendre une toile assez grande comme celle employée par Evenepoël pour le portrait de mon cher camarade d’autrefois Milcendeau. Tout le monde a pu le voir au Luxembourg : l’homme est debout dans sa grande cape ; et j’avoue que j’avais un peu songé à peindre Fagus de la sorte.
Il y a un autre aspect familier de Fagus et plus intime. A sa table, il porte souvent le bonnet de police bleu et la vareuse à large col. C’est un peu inattendu, le visage à rare barbe blonde n’annonçant rien de particulièrement militaire. Ce n’est pourtant ni à cet aspect ni au précédent que je pensais lorsque Henri Martineau eut, je ne sais comment, l’idée de me commander le portrait de Fagus. Le poète de la Danse macabre travaillait alors à une pièce historique, Philippe-Auguste, et il songeait beaucoup à Shakespeare sur lequel il venait de publier un Essai. Le rapprochement entre le vieux poète de Strafford-sur-Avon et le poète moderne se fit presque inconsciemment dans mon esprit. On venait d’accrocher rue de l’Odéon, à la devanture d’une librairie anglaise un portrait de Shakespeare peint d’après une ancienne gravure. Il est représenté avec un front haut et je crus devoir tirer parti de cela dans mon portrait de Fagus. Délibérément j’allongeai le crâne. Je ne peignais d’ailleurs que la tête.
Fagus arrivait tout de suite après le déjeuner et nous travaillions dans l’appartement. Il portait un veston bleu sombre et j’avais pris comme fond un de ces gris-verts dont usèrent si souvent les maîtres français du XVIe siècle. Cela me conduisit à une harmonie assez sourde et naturellement aussi à des ombres pleines de reflets d’un vert sombre. Fagus est blond avec des yeux clairs. Mais il n’est pas très fourni de cheveux ni de barbe. En éclaircissant trop les lumières, je craignais de donner une impression de calvitie plus que de blondeur. Mes ombres vertes chiffonnaient un peu le modèle. Timidement, il me rappelait sa couleur naturelle. Mais j’écoute difficilement les observations des modèles, les sachant assez souvent inspirées par des préoccupations étrangères à l’art, et ayant d’ailleurs le travers de m’obstiner assez aisément dans mon idée première. Alors les portraiturés ont recours à une ruse de guerre. Ils font leurs confidences à ma femme, fort bon juge d’ailleurs, en espérant que j’écouterai mieux. Fagus n’y manqua pas, et vers la sixième ou septième séance, Mme Klingsor reçut le poulet que voici :

« Ce 11 février 1923,

« Chère Madame, et mon superbe recours,

« Réussirez-vous à persuader au peintre Tristan Klingsor, que son modèle est blond.
« Et que le nez de ce modèle, nez élastique, spirituel s’il en fut à tous les sens, est un nez migrateur et qui voltige : comme sur les parfums l’âme de notre regretté Baudelaire ?

« Un désespéré. »

Cela nous mit en bonne humeur. Je tâchai donc de me tirer de mon mieux du nez ; j’éclaircis un peu, insuffisamment sans doute, les cheveux et finalement, après être passé par le salon des Tuileries, le portrait fut accroché dans la boutique du Divan.
C’est là que le vit un amateur, M. René Philipon. Il eut dessein de l’acquérir, projetant d’ailleurs de donner sa collection au Musée du Luxembourg. Mais Henri Martineau tenait à sa peinture. Avec l’agrément de Fagus, on aboutit cependant à un arrangement : je ferais un second portrait. Fagus revint donc complaisamment avenue Montsouris. Car on réparait alors mon atelier. Aussi bien, cela convenait mieux pour l’heure. Je n’avais pas encore pris le café que j’ai, contre les prescriptions du médecin, le bon goût de ne jamais oublier, que Fagus sonnait. On lui offrit d’abord, à lui aussi, la tasse de café. Mais il préfère le vin. En sorte que ma femme prit l’habitude de lui apporter régulièrement un verre de Bourgogne. Fagus ôtait sa houppelande, s’asseyait et la pose commençait. Pour varier, je lui fis tenir sa pipe. La main du poète est fine, et cela me donnait une tache claire et un agréable mouvement. On bavardait. Je n’ai pas besoin, comme notre maître Cézanne, que le modèle garde l’immobilité d’une pomme. Sans abuser de la permission, Fagus se lançait dans les propos rompus voire dans le paradoxe. Ainsi je prenais plaisir à l’entendre autant qu’à le peindre.
Le portrait se poursuivit sans encombre. J’avais choisi une vieille toile préparée à l’huile, mais bien sèche, et qui supporta le travail sans difficulté. Fagus cette fois paraissait assez satisfait. Ma tonalité générale était plus blonde et plus rose et Mme Klingsor ne reçut pas de nouveau billet. (Du moins que je sache.) La toile prit à son tour le chemin du Palais de Bois où j’étais désireux de faire figuer un portrait entre divers petits paysages de l’Oise et des bords de la Loire. Elle est pendue maintenant au mur de la librairie du Divan. Quinze ou vingt séances pour les deux portraits n’ont d’ailleurs pas encore découragé un patient plein de bonne volonté. Fagus a de l’ambition. Je crois bien qu’il rêve d’un portrait équestre. Je ne sais pas si j’irai jamais jusque là. Mais maintenant que je suis devenu son peintre ordinaire, je ne réponds pas de ne pas le représenter une troisième fois, si les circonstances s’y prêtent. J’en ferai volontiers L’homme au verre de vin, non point bien entendu à la façon de Brauwer, mais à la manière plus retenue des gens du XVe siècle et en particulier de cet émule de Jean Fouquet qui peignit lui aussi un homme au verre de vin. Ainsi Fagus rejoindrait d’une autre manière notre cher et pauvre François Villon dont il a, non point certes les regrettables talents de pipeur, mais le bel accent émouvant.

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