- Raoul Narsy, « Un primitif moderne : le poète Fagus » in Journal des Débats Politiques et Littéraires n° 225, 15 août 1921, p. 1 :
On se représente assez aisément l’auteur de Frère tranquille et de La Prière des Quarante heures comme un de ces malicieux et truculents artistes médiévaux qui revêtaient de bonhomie l’austère figure des cathédrales, pareil à un des ménestrels de l’épopée courtoise, de ces audacieux conteurs de fabliaux qui aurait su allier la sérénité d’une foi ingénue à la plus dévorante flamme lyrique, le cœur le plus tendre et l’esprit le plus corrosif, tout à la fois passionné, irascible et fraternel, rude et sensible, évocateur tragique d’un monde corrompu, témoin apitoyé de la faiblesse humaine et qui voilerait çà et là, sous de feintes gaietés ou de narquoises ironies, d’amers dégoûts et un douloureux pessimisme. Et certes, à certains égards, Fagus nous apparaît bien contemporain de ce « moyen-âge énorme et délicat » qui enchantait Verlaine. Mais, s’il est authentiquement de la lignée des Rutebeuf et des Villon qu’il rappelle par tant de traits de tempérament, par la richesse de sève, la franchise d’accent, la fougueuse spontanéité, il l’est, de notre temps héritier de trois siècles de culture de l’esprit et d’enrichissement esthétique qui, de Molière et Racine jusqu’à Hugo et au « pauvre Lélian » ont étendu, aiguisé nos moyens d’investigation intellectuelle et mis au service de sa robuste et libre personnalité un instrument d’expression incomparablement souple et affiné. Heureuse rencontre qui, tout naturellement, sans nul artifice littéraire, sans rien d’archaïque ni de suranné, permet à un tel poète d’être pleinement lui-même, c’est-à-dire, tout ensemble, d’autrefois et d’aujourd’hui, et de joindre à toute la virtuosité d’un moderne toute la fraîcheur d’un primitif.
Ce qui frappe dans une œuvre de Fagus, c’est l’extrême variété de ses dons, et la généreuse en même temps que la probe et classique dispensation qu’il en fait. D’une étonnante fertilité d’invention, intarissable de verve dans le développement, il ne surprend pas moins, sous cette ivresse verbale, par le solide agencement de ses thèmes et la savante progression du sujet. Même quand il semble emporté au gré d’une imagination frénétique, il la tient au contraire en tutelle et la manie avec la plus sure maîtrise. Il sait le prix d’un mot « mis en sa place » et qu’un chef-d’œuvre, au pays de Malherbe et de Racine, est d’abord une merveille d’ordonnance, de structure et d’équilibre. Ne vous y méprenez pas ; la rue torrentielle de sa veine poétique vous entraîne et vous grise : la neuve hardiesse de ses images, l’éclat de son verbe trépidant, ses hautaines associations et dissociations d’idées, toute cette action véhémente où le burlesque se mêle au sublime, l’esprit réaliste et gouailleur des fabliaux à l’idéalisme des « Chevaliers de la Table ronde », la saine verve du populaire au raffinement de goût de l’aristocrate vous masquent peut-être l’essentiel de cet art composite. Regardez-y de plus près ; sous l’efflorescence opulente, sous cette profusion décorative, un poème de Fagus n’est pas une série de notations fantasques, la laisse de vers d’un humoriste décousu ou d’un dilettante du rythme, c’est quelque chose de médité, de composé, de construit ; une œuvre qui poursuit, dans la variété des formes, la continuité d’un dessein et la réalisation d’une pensée.
C’est ce que l’on aperçoit déjà, qu’il s’agisse des petits poèmes et ballades, d’une carrure si classique, qui forment la Jonchée de fleurs sur le Pavé du Roi, ou l’hallucinante et vraiment infernale Danse macabre qui vient d’être enfin publiée ; et c’est ce que l’on comprendra mieux encore lorsque Frère Tranquille (achevé), Lucifer, l’Évangile de la Croix et la Croisade de l’Antechrist (en préparation) ayant paru, on embrassera d’ensemble le vaste plan épique que s’est tracé Fagus, dès là qu’il écrivait son Massacre des Innocents.
Pour n’être qu’un épisode pathétique, une péripétie de ce drame de l’âme humaine en proie à son destin, la Danse macabre n’en est pas moins un tout en soi, où se retrouvent, où se résument excellemment les idées, le tour d’esprit, l’âpre talent de Fagus. Dans une sorte d’effrayant cauchemar, le poète, au seuil de « la cité des Spectres », que domine la démoniaque figure de Lucifer, entend l’horrible chœur éternellement révolté des maudits de l’éternelle géhenne. Leurs sordides souvenirs, leurs lamentations, leurs imprécations forcenées évoquent en lui les atroces images d’une vie coupable qui a démenti sa foi sans la lui faire oublier. Voici que, conduite par l’Orgueil et l’Impudicité, se déchaîne autour de lui la roide éperdue des damnés. Les amants de la légende se mêlent à ceux de la réalité, les héros de l’histoire à ceux de la littérature : Cendrillon et Arlequin, Titus et Bérénice, Werther, Mireille, Carmen, Musset et Don Juan passent à leur tour dans la farandole infernale. Puis tout à coup, tout s’apaise.
Et voici qu’une jeune femme en blanc s’avance.
Dans se bras elle porte un enfant endormi.
Et, de tout son cœur pacifié, le poète chrétien entonne le Magnificat.
Tel est ce poème qui va du Désespoir infini à la plus totale allégresse, du plus affreux réalisme aux plus larges élans lyriques, qui alterne du blasphème à la foi, de la grâce pudique à la truculence effrénée, du trivial au sublime, tel enfin qu’il le faut pour enchanter ceux qu’il ne scandalisera pas.