- Raoul Narsy, « Un poète philosophe » in Journal des Débats Politiques et Littéraires n° 157, 7 juin 1920, p. 2 :
Le grand public ne connaît guère le nom de Fagus. La critique, il est vrai, a eu peu d’occasion de parler de lui, mais elle n’a pas mis beaucoup d’empressement à discerner, dans les promesses du débutant, les moissons réservées à sa maturité. Celle-ci est venue avec le cortège des œuvres méditées pendant un quart de siècle d’obscurité laborieuse. Voici l’heure proche, sans doute, où va s’imposer, à d’autres qu’à ses pairs, la personnalité de ce poète de grande race et, peut-être, s’étonnera-t-on bientôt, qu’en un temps où s’édifiaient, si aisément tant de fortunes littéraires, il n’ait été que si tardivement estimé à son prix et situé à son rang. Quoi qu’il en soit, Fagus va cesser d’être celui qu’on ne jugeait que sur les fragments éparpillés dans le Mercure, l’Occident, la Nouvelle revue française ou la Revue critique des idées et des livres. On va pouvoir, sur d’importantes compositions, mesurer l’ampleur de son esprit, la puissance de son tempérament poétique, la rare qualité de son savoureux lyrisme.
Il y prélude aujourd’hui par un émouvant poème : la Prière des Quarante Heures ou les Quatorze Stations sous l’horloge du destin, qui retrouve la simplicité énergique, le rite expressif, la profondeur d’accent de la poésie populaire pour peindre le drame domestique d’une naissance où la mort menace d’être la rançon de la vie et où orgueil du père se brise aux angoisses de l’époux. Dans une note liminaire, Fagus ajoute : « L’auteur rappelle que, nonobstant le ton personnel, tout ce qui précède est un poème et non une page de biographie. » Par là il entend nous signifier un principe essentiel de son esthétique, qui est de ne s’attacher qu’à ce qui a ou prend un caractère durable et général. C’est la pure doctrine de nos classiques. Elle n’est point, chez un poète aussi fortement particularisé que Fagus, un acquiescement récent, une concession à un retour de goût devenu commun parmi nos contemporains. Il a, lui, toujours conçu de la sorte la fonction de l’artiste. En 1903, il écrivait dans la préface d’Ixion : « De l’étoile du matin à l’étoile du soir et de janvier à décembre, le poème cherche à fixer des étapes familièrement éternelles… Un de nous, un homme, exprima ce qu’il ressentit devant un spectacle éternel et de tous les temps et, par cela même, ce qu’ont dû ressentir tous les hommes depuis l’aurore de l’humanité. » Voilà qui est assez clair, me semble-t-il. Et peut-être n’en est-il que plus significatif d’indiquer que le jeune auteur d’Ixion dédiait son poème « à la mémoire vénérable de Stéphane Mallarmé » et « à la personne admirable d’Auguste Rodin ».
Dans cette même préface, Fagus exposait qu’Ixion n’était en quelque sorte que le premier chant d’un vaste poème cyclique dont il résumait le dessein. Il s’agissait, pour le poète, de saisir, dans ses aspects essentiels, « les drames de l’être dévoré de civilisation, c’est-à-dire d’artifice, emmuré loin de la nature, toutes fois qu’en présence d’elle il se revoit ». Car, « l’enfer civilisé l’enceint d’une triple circonvallation de cercles ». Ce sont eux, qu’après Ixion, le poète projetait de nous faire parcourir : avec Lucifer, nous montrant « l’humanité morne sous le vertige géométrique des machines et des morales », avec Frère tranquille, où l’esprit « bête de manège fait l’inusable, ténébreux, contradictoire et vacillant labyrinthe des circonvolutions cérébrales », avec l’Évangile de la bonne volonté qui « résumera ces trois chapitres et tentera leur conciliation ».
Et voici qu’en édifiant la Prière des quarante heures, Fagus nous annonce, pour une date prochaine, la publication de Frère tranquille, et un peu plus tard celles de Lucifer et de l’Évangile de la Croix, qui se substitue, je pense, à l’Évangile de la bonne volonté. C’est donc une œuvre fortement construite, patiemment travaillée qui va nous être offerte, une sorte d’épopée philosophique, dont l’homme est le héros et l’histoire du monde ; le théâtre, une interprétation de plus des thèmes éternels qui n’ont cessé d’alimenter le génie des grands poètes : le pathétique de la vie et l’effrayant mystère de la mort.
Tel qu’il semblait le définir il y a vingt ans, un si haut dessein pourrait faire croire à quelque austère poème didactique dont la noble inspiration ne compenserait peut-être pas la sécheresse et une inévitable monotonie. Ce serait compter sans le naturel vigoureux et l’imagination primesautière de l’auteur d’Ixion. Âme ardente, esprit lucide et volontairement discipliné, il porte dans son art la magnifique sincérité, la liberté d’allures d’un Villon ou de nos auteurs de fabliaux. Il est de leur lignée par la sensibilité profonde, par la franchise d’accent, par la spontanéité des idées et leur association originale, par un tour ironique de la pensée qui incline volontiers au léger sarcasme, par un fond de généreuse bonté qui modère tout à coup la disposition pessimiste. Ces traits de tempérament littéraire se manifestent avec éclat dans Frère tranquille, qui est le premier des poèmes dont Fagus annonce la publication, mais quelques favorisés ont pu lire dans la Revue de Hollande, où il a paru en mai 1918. C’est une suite d’impressions, de méditations du poète devant un crâne que met au jour un fossoyeur :
Il ne savait qu’en faire
Moi je le regardais :
— En veux-tu du vieux frère,
Dit-il ? Et j’acceptai.
Et désormais entre ce crâne et le poète un lien invisible est noué. Tout ce que le spectacle, l’idée, le souvenir, l’épouvante, l’horreur et la beauté de la mort peuvent suggérer est évoqué en tableaux du’une intensité, d’une richesse d’aperçus, d’une puissance de coloris, d’une variété contrastée vraiment inoubliables. Le drame de la vie et de la mort, le mystère poignant où nous baignons, la misère et la grandeur de l’homme, l’acceptation après la révolte contre l’inévitable et les sublimes espérances qui s’offrent dans la paix des tombeaux, voilà l’évolution des pensées de Frère tranquille.
Puissé-je m’honorer en toi pour mon salut
Crâne altier, et finir, sinon ainsi qu’un juste
Du moins en ouvrier qui fit tout ce qu’il put.