Pierre Lièvre, « Fagus chroniqueur »

  • Pierre Lièvre, « Fagus chroniqueur » in Le Divan n° 109, mai 1925, pp. 273-279  :

Quand l’heure du déjeuner rappelle chacun vers sa table et, comme tout le monde, que je me hâte de rentrer chez moi, il m’arrive parfois, sur le pont d’Arcole ou bien au coin du quai de Gesvres de rencontrer Fagus. Nous habitons tous deux les vieux quartiers.
J’aimerais le peindre tel qu’il m’apparaît dans ces minutes fugitives, mais un scrupule me retient de le faire. La silhouette de Fagus est si frappante (je dirais qu’elle est en passe de devenir quasi légendaire) que je n’imagine guère quelqu’un qui entreprendrait, sans la noter, d’écrire à propos de lui la plus fugitive page. Je crains donc que mon croquis fasse double emploi, et que l’on ait, bien avant moi, bien mieux que moi, représenté ce petit homme au grand manteau, au chapeau rond, à la barbe libre, qui d’une démarche philosophique, se perd dans l’agitation populaire sans s’y confondre. C’est cependant là, exactement là, qu’il le faut situer parmi la fine clarté des bords de la Seine, sur le pont d’Arcole quand il le passe du nord au sud, en direction de Notre-Dame et de la Montagne Sainte-Geneviève.
Abordez-le donc en cet endroit : « Ah ! mon cher Fagus, que je suis aise de vous voir. » À votre voix il va porter son regard sur vous, un regard très clair, très limpide, qui ne vous apercevra que peu à peu, car — et c’est là que j’en voulais venir — l’abord d’aucun autre homme ne peut vous procurer de façon plus intense le sentiment que vous venez de déranger un rêveur de son rêve, ni de faire rentrer dans la réalité un être qui se trouvait en pleine absence poétique. Pour un peu, vous vous excuseriez de l’avoir si brutalement séparé de ses songes.
N’allez pas imaginer cependant, que ce promeneur absorbé passe sans les voir, au travers des réalités qui l’environnent. Non. De ce qui survient, de ce qui surgit autour de lui, il perçoit tout, et dans un détail qui confond par sa minutie. La rue, ses passants, leurs conflits burlesques ou tragiques, n’ont pas de spectateur plus perspicace ni plus attentif : cent chroniques éparses ou rassemblées en font foi.

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Il ne faut pas s’étonner qu’un poète soit chroniqueur. Le fait n’est pas sans exemple ni précédent. Banville, Ponchon, celui-ci d’une façon constante, celui-là avec moins de suite nous montrent quelle source d’inspiration peut être le cours des événements quotidiens. Par des réalisations d’un autre ordre, Mallarmé, dans ses divagations, s’est montré chroniqueur, et l’on pourrait dire qu’il l’est aussi par plusieurs de ses poèmes en prose. Mais il faudrait ici tenter peut-être d’élucider, sinon de modifier le sens commun que l’on donne aux mots chronique et chroniqueur.
La chronique, depuis qu’elle ne se fait plus de la même manière que l’histoire, mais qu’elle est devenue l’écho des rumeurs d’une grande ville, la chronique apparaît en général comme une sorte d’essai qui trouve son principe dans la relation d’un incident fortuit. Elle tire tout son intérêt de la valeur instructive du fait qui est son occasion. Mais par l’effet d’un certain talent qui peut se rencontrer chez le chroniqueur, et qui renverse cette proposition, il peut advenir que l’intérêt de la chronique dépende beaucoup plus du mérite de l’écrivain que du fonds sur lequel il s’exerce. Il arrive enfin, quand le chroniqueur atteint au sublime du genre, que sur un fonds à peu près nul il réalise un essai d’une généralité supérieure. Pour ne pas quitter l’exemple de Mallarmé, nous allons dire que le Démon de l’Analogie, l’Ecclésiastique, Pauvre enfant pâle, sont des modèles de chronique transcendante. Du spectacle d’une devanture de brocanteur, d’un prêtre étendu dans l’herbe, ou d’un petit chanteur des rues, on imagine fort bien les soixante-quinze lignes que pourraient tirer ceux de nos journalistes qui font office aujourd’hui de chroniqueurs, et l’on voit encore ce que serait leur papier, selon qu’ils se trouvent placés à une droite ou à une gauche plus ou moins extrême. Mais à ces incidents, anonymes sans doute, et qui par conséquent peuvent se placer à n’importe quel point de la durée, qui ont donc un des caractères de l’éternel, Mallarmé, les ayant dépouillés de ce qu’ils ont d’accidentel a conféré une sorte de valeur mythique. Ce ne sont plus des faits divers : par la grâce toute puissante du poète, ils se sont élevés à la dignité de thèmes universels.

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On prévoit que je vais déclarer les chroniques de Fagus germaines de ces exemples illustres, et je n’ai fait ce grand détour que pour pouvoir arriver là. Elles ont leur caractère même d’être parfois bâties sur des données aussi peu existantes que possible. Des scènes de la rue — accidents de voitures, travaux de voirie, passages de vagabonds, visions d’estaminet, enterrements cheminant depuis le dépôt mortuaire jusqu’à la nécropole suburbaine ; des paysages de banlieue — forêts, trains de plaisir, auberges — suffisent à fournir des points de départ ou d’appui, et sur ces fragiles bases, le morceau se crée, s’élève et se développe, robuste et plein de sève. Dès que ce spectateur dont si peu de choses peut mettre l’imagination en branle a reçu le choc qui le détermine à saisir une de ces bagatelles, le tableau qu’il en veut tirer, s’organise. Les mots surgissent avec abondance et verdeur. Une vie intense circule comme la sève dans les végétaux, gonfle la période et la fait épanouir. Un lyrisme impérieux se répand tout alentour. Il répand derrière les silhouettes truculentes et gueuses que l’on aperçoit une ombre à la Callot. Le nom de Callot, par je ne sais quel sortilège, appelle celui de Rembrandt et tous deux ensemble tirent de la ténèbre celui de Gaspard de la Nuit.

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C’est fort mal parler des chroniques de Fagus, que de se laisser à leur propos aller à une improvisation hasardeuse. Il vaut bien mieux essayer de les saisir plus étroitement comme on doit faire toutes choses. Or, si on veut les examiner comme il faut, on remarque qu’elles ne forment pas un département à part de sa production, mais qu’elles se relient au demeurant de son œuvre. On n’imagine pas que ses ouvrages purement poétiques soient nés autrement que ces feuilles détachées. Le passant que nous avons vu cheminer dans le décor antique de Paris butte à chaque pas contre un objet de méditation. Pourquoi va-t-il enfanter ici un poème nombré, ici quelque fragment plus familier ? nul ne le saurait expliquer. Faites intervenir telle puissance infernale que vous voudrez (ou divine), nommez-la caprice ou mystère, de la détermination intérieure et de l’inspiration, vous n’éluciderez rien. Ces vers et cette prose sont des tissus différents faits d’un même textile ; ceci devient drap fin, ceci bureau, sans qu’on y voie de raison valable et par exemple l’Apothéose rue de la Banque, traduite en quelques dizaines de vers, pouvait prendre place dans la Guirlande à l’Épousée, tandis que le thème de Frère tranquille eût très bien pu se condenser dans les Propos d’un profane, les Éphémérides, ou les Pas perdus, nez au vent, ce sont en effet là les titres des principales séries de chroniques que Fagus ait données à des gazettes d’une périodicité parfois approximative.

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Outre les Éphémères qui viennent par les soins du Divan même d’être réunis en volume, un bienveillant hasard m’en a remis entre les mains sinon la masse entière, du moins une partie importante. Ce sont des découpures de journaux ou de revues. Voici des pages détachées du Mercure, des Marges, de l’Action Française qui n’était pas encore quotidienne, de la Revue critique des Idées et des Livres, de l’Occident, et même des Annales de la Santé, où on faisait voisiner ces textes avec des articles de médecine vétérinaire, tant le destin est ingénieux en expédients propres à humilier de toutes manières la sainte face poétique.
À lire ces bouts de papier jaunis, on part pour l’exploration d’un passé proche encore. Sous nos regards charmés, s’il renaît avec une singulière intensité, c’est que Fagus ne peut sentir ni s’exprimer autrement qu’avec passion. Sa curiosité naturelle impérieuse comme l’inspiration l’a mené vers des spectacles singuliers et pathétiques. Elle l’a traîné par exemple à la dernière messe qui fut célébrée dans l’Abbaye aux Bois. Il est revenu sur les ruines fraîches, parmi les décombres de ce religieux édifice, à la place duquel aujourd’hui le cinéma flamboie.
Des excursions qu’il a faites en ces lieux profanés, comme de celles qui l’ont conduit vers tous les coins de Paris où dort un souvenir, du Temple à Montfaucon, des charniers aux cloîtres et aux prisons, les récits qu’il a faits ont une couleur dramatique. Ils se dressent à l’horizon de la mémoire avec un profil farouche et singulier. Ils laissent dans l’esprit la trace non pas d’un cauchemar, mais en quelque sorte d’une vision. Et c’est à ce mot précis que je voulais parvenir. C’est en visionnaire que Fagus voit la moindre chose — c’est-à-dire qu’elle s’offre à son regard dans un éclairage qui donne à sa silhouette une relief pathétique ; c’est en visionnaire aussi qu’il la restitue, c’est-à-dire sur le ton d’un prophète, d’un apôtre ou d’un martyr. De là provient la profonde sonorité de ces pages qui pourraient être fugitives ; de là provient aussi la démesure que l’on voit entre ce qu’elles sont et ce qui les provoque, car on ne s’attend jamais à ce qu’un gazetier soit un Ezéchiel ou un Paul de Tarse. Mais puisque d’aventure une si étrange conjoncture se voit réalisée, goûtons comme il convient les divagations de ce nouvelliste. Ce sont croquis de main de maître.

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