Léon Deffoux, « Souvenirs »

  • Léon Deffoux, « Souvenirs » in Le Divan n° 109, mai 1925, pp. 208-218  :

J’ai beau savoir que Fagus est né à Bruxelles où son père, « son communard de père » comme il dit, avait dû s’exiler après le mouvement insurrectionnel de 1871 ; j’ai beau connaître les vers qu’il adressa, un jour anniversaire, à Ferdinand Divoire :

Moi, fils du Champenois et de la Mancelle
Brabançon d’œil bleu, Gaulois de poil blond
Conçu dans Paris, natif de Bruxelle
(Rue de Moineaux, 8, près le Grand Sablon…)

J’ai beau ne point ignorer que ce « Brabançon » fut conçu aux Batignolles : Fagus, pour moi, est un Bellevillois.
À cela, aucune raison sérieuse, sinon que je le rencontrai, pour la première fois, chez un ami Bellevillois et que nous avons souvent remonté ensemble, venant de Paris à pied par le Faubourg du Temple, « la chaussée » de Belleville.
Il y a déjà plus de vingt-cinq ans (était-ce hier ? était-ce ce matin ?…) et je demeure sur ces souvenirs. La silhouette de Fagus, son béret, sa pèlerine, son regard bleu, sa petite barbe blonde, son allure circonspecte, se détachent sur un fond de Belleville où je reconnais, à gauche, l’église Saint-Jean-Baptiste. On me dit qu’il porte maintenant un chapeau melon, et, parfois, un pardessus. J’ai peine à le croire. Je le revois sous son béret et sous sa pèlerine à capuchon. J’ai l’illusion qu’il est toujours ainsi. De même, lorsqu’il m’écrit, j’ai l’illusion que son papier à lettres est toujours ornée de la même vignette : l’arbre, un hêtre, qu’il avait dessiné au-dessus de cette devise :

Tui statuarius esto

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Mil huit cent quatre-vingt-dix-huit. Il habitait alors rue des Fêtes, la rue de Beaume de l’ancienne commune suburbaine.
Ce quartier avait conservé un peu de son charme banlieusard. Des mastroquets, des restaurateurs entretenaient encore, derrière leurs boutiques, des « bosquets-tonnelles » où Fagus m’a lu, pour la première fois, tels poèmes que j’ai retrouvés ensuite, datés de Belleville, dans un de ses recueils de début : Jeunes fleurs.
De son logis de la rue des Fêtes, le matin, lorsqu’il ouvrait ses volets, il apercevait les cornettes des sœurs de l’Assomption qui, au numéro 6, dirigeaient un établissement de garde-malades pour les indigents.
À ce moment déjà et bien que nous nous retrouvions, de temps à autre, dans le bureau de l’anticlérical directeur de L’Aurore, Ernest Vaughan, (un camarade de proscription de son père), Fagus ne parlait pas sans émotion de la mission de ces Religieuses…

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Le bureau de Vaughan : il s’associe également, dans ma mémoire à ce Fagus des années d’apprentissage.
C’était une grande pièce éclairée par trois fenêtres, à l’angle de la rue Montmartre et de la rue du Croissant : Sur un panneau, juste en face la table du directeur de L’Aurore, une grande affiche, assez funèbre, d’Eugène Carrière. Dans son fauteuil américain, le bon Vaughan tournait de droite et de gauche, sifflotant ou fumant sa pipe.
Octave Mirbeau venait tous les soirs bavarder entre cinq et six ; parfois Jaurès y discutait avec M. de Pressensé ; Urbain Gohier s’éclipsait à l’arrivée de Clémenceau ; j’y vis passer Émile Zola avant son départ pour Londres ; j’y vis aussi Fagus, un jour de discussion par hasard littéraire (la discussion était plus souvent politique), j’y vis Fagus dressé contre Mirbeau parce que celui-ci avait raillé l’art des vers :
— On n’écrit bien en prose que si l’on s’est longtemps exercé à bien écrire en vers, proclamait le poète.
Dans ce bureau, nous fûmes témoins, Fagus et moi, de bien des scènes assez farces, en marge du dreyfusisme. Je ne citerai que celle-ci parce qu’elle apporte un renseignement assez particulier sur le « courage civique » d’Octave Mirbeau.
Celui-ci avait publié, le matin même, dans L’Aurore, un violent article antimilitariste à l’occasion du départ de la classe. Le soir, un groupe de conscrits vient pour lui faire visite. Ces jeunes gents, tout frémissants de conviction révolutionnaire, veulent voir Mirbeau, lui dire qu’ils l’ont compris, qu’ils suivront son enseignement.
L’embarras de Mirbeau, lorsqu’on lui annonça cette délégation, fut quelque chose de bien comique :
— Oh ! quelle corvée, dit-il. Non, non, répondez-leur que je n’y suis pas !…
Et ce fut Vaughan qui se substitua à l’auteur des Mauvais bergers pour serrer la main des jeunes rebelles. Il leur distribua quelques pièces de cent sous et leur conseilla de patienter un peu avant de déserter ou d’étrangler l’adjudant de semaine.

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Des petites scènes de ce genre (il y en eut beaucoup d’autres, non moins caractéristiques) pouvaient à donner à réfléchir sur la valeur morale de certains guides. Fagus était alors, comme aujourd’hui, tout lyrisme, tout allégresse et foi.
— Je lisais L’Aurore comme un catéchisme, me dit-il un jour.
Pensez que, trois ou quatre mois durant, il déposa quotidiennement, dans la boîte aux lettres d’Émile Zola, 21 bis, rue de Bruxelles, une à une, les pièces de vers qui constituent le Colloque sentimental entre Émile Zola et Fagus.
Le hasard lui fit même connaître que Zola lisait ponctuellement ces vers. Fagus, en aurait pleuré d’émotion ! Pourtant, il convient d’ajouter qu’il ne reçut jamais ni un mot, ni une carte de remerciements.
Dira-t-on en lisant le Colloque sentimental :
— Ce Fagus, comme il a changé !
Si oui, Fagus s’en enorgueillirait plutôt. Son anarchisme, dans le Colloque, comme dans le Testament de sa Vie première, est significatif et explicite ; c’est, si l’on veut un instant se mettre dans son état d’esprit, « l’horreur d’un aristocrate contre la démocratie ».
Aussi L’Occident d’Adrien Mithouard revue qui, suivant l’expression d’Apollinaire, dégageait, par contraste, une vague odeur d’encens oriental, devait-il bientôt l’attirer. Et quand, dix ans plus tard, l’Action française devint quotidienne, lui qui n’avait pas lu une ligne de Maurras, lui qui avait appris à lire dans les Châtiments, lui fils de « Communard » s’aperçut qu’il était de l’Action française avant qu’elle existât, en quelque sorte depuis qu’il était né.
Pourquoi ?
J’essaierai de le dire comme je le comprends ; j’avoue que je le comprends assez difficilement.
Cet homme libre estime — lui dirait : « a toujours estimé » — avec Maurras que la liberté conçue comme régime et comme principe est un chaos généralement douloureux. Il ne craint pas d’aller jusqu’à l’extrême conclusion de cette pensée, grâce à quoi il entretient le sentiment de vénération obscure qui représente le fond de sa nature intellectuelle.
Après tout, pourquoi ne pas admettre qu’un homme libre simplifie sa vie à l’aide d’une catéchèse — religieuse ou politique — où ses principales convictions sont heureusement coordonnées par demandes et par réponses ?
Certaine phrase de Shakespeare, citée par Fagus, ne convient-elle pas, au surplus, pour donner le commentaire humain à ce que d’aucuns appellent des variations de l’esprit :
« Au-dessus de nous nos passions et au dehors les destinées, se jouent fraternellement de nous. »

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Le caractère de Fagus ne saurait s’accommoder du doute, même provisoire. Il cherche son équilibre dans la certitude. C’est un caractère avide d’absolu. Si, par exemple, il a écrit, aux environs de sa vingtième année

Le plaisir s’enfuit avec l’heure
Le bonheur est une fusée…

ce n’est que pour arriver, un peu plus tard, à réaliser l’effort d’abstraction qui le conduit à l’adoration d’un principe suprême :

Le plaisir s’enfuit avec l’heure
On le cherche, il n’est déjà plus,
Il n’est de grâce ni d’ardeur
Que dans Notre-Seigneur Jésus.

Fagus poursuit en toutes choses « le principe suprême ». On en trouve le témoignage dès son point de départ littéraire et dans les dix volumes de son œuvre.
C’est l’équilibre de cette œuvre, la raison de son harmonie, l’explication de ses développements, de ses répétitions et ce qui l’apparente, par certains côtés, à l’œuvre d’un Charles Péguy.
À qui l’observe, Fagus donne l’impression d’être animé tantôt par une inspiration supérieure indépendante de sa volonté ; tantôt par une volonté puissante et maîtresse d’elle-même ; tantôt le démon poétique chante en lui à son insu ; tantôt il n’est pas de critique plus sûr de ses actes que Fagus, pas d’esprit créateur plus attentif à se surveiller et à discipliner son imagination. Il n’est que de se reporter à ses chroniques de la Plume (Le Parloir aux Images) ou des Marges (Pas perdus et nez au vent) pour se convaincre que Fagus est un observateur amusé, attentif, voire réaliste, de la vie moderne ; et, si l’on ouvre ensuite sa Danse macabre ou Frère tranquille, on trouve un poète aussi fervent, aussi désespéré, aussi instinctif qu’un contemporain de Pierre l’Ermite.
Tout hanté qu’il soit par de pathétiques sujets : l’immortalité de l’âme, la tradition chrétienne sur le péché et sa sanction : la mort et le jugement — son art n’en reste pas moins toujours direct, toujours humain.
Fagus essaie « d’imager sa vision personnelle de l’univers et de l’humanité » dans un poème unique dont nous commençons à connaître quelques-uns des principaux chants, mais il entend le faire par les moyens les plus simples, ceux qui sont susceptibles d’émouvoir le plus obscur des hommes.
Il chanta la douleur d’Ixion et eut le désir d’enclore en cette œuvre « une infinie montée et redescente d’êtres à même un infini tournoiement de mondes ». Mais, par un sens très aigu de la mesure et de la relativité de toutes choses, il invita le lecteur à ne voir peut-être dans ce tournoyant poème que « la divagation d’un citadin de Paris, lequel sur un talus des fortifications, s’étendit un soir et, de regarder le ciel, se prit à rêver tout haut :

Rends-moi le cœur d’enfant qui connaissait l’espoir
Et l’ivresse de soi.

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L’espoir juvénile, l’ivresse de soi, il les connut plus que quiconque, en août 1914. Il croit à ce moment que la grande catastrophe va, pour la France et pour le monde, être libératrice. Il est mobilisé, démobilisé, mobilisé de nouveau et, sur sa demande envoyé dans un secteur du front. Le canon est pour lui une musique vivifiante. Dans un hameau de Champagne, il bûcheronne, gabionne, charge des wagons. Couvert de boue et de résine, il se déclare éreinté, ravi !
« Je piétine dans les coulisses de l’Épopée, m’écrit-il. Je sens que la victoire nous rajeunira tous de vingt ans. Et puis, quoi que m’advienne personnellement, rien n’empêchera Ixion, La Danse macabre, Frère tranquille et La Guirlande à l’épousée d’être achevés, hein ? Lucifer est en bonne voie et L’Évangile de la Croix, couronnement de tout, se dessine le mieux du monde. De même mon Essai sur Shakespeare et mes Considérations sur l’Amour.
« Après quoi, révision et mise au point, puisque tout cela fait un ensemble. Et allez donc, la fin du monde peut venir, je veux dire la fin de moi. La guerre fait considérer toutes choses en fonction de l’Éternité ce qui convient particulièrement à la Poésie ! »
Ainsi, au cours des années de boue et de sang, Fagus, âme enivrée, transfigura tout en grand visionnaire qu’il est. Les pires réalités quotidiennes n’eurent d’autre reflet que de renouveler ses admirables facultés d’enthousiasme. Comment ne pas être tenté de lui appliquer ce mot de son recueil Aphorismes :

Le génie est la naïveté suprême.

Comment aussi ne pas se rappeler la dédicace de ce même recueil :
« Décembre, midi ; le Palais-Royal tout gris s’aplatit sous la neige toute blanche. Entre deux arcades, un poète, au pilastre adossé, mastique des pommes de terre bouillies qu’il pêche dans sa poche une à une, cependant qu’à la devanture du libraire, parmi les effigies de femmes nues, il considère la victoire de Samothrace. »
Ce poète rêvant devant la victoire sans tête et sans bras, vous l’avez reconnu…

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Il est fort difficile à surprendre dans le secret de son intimité. Est-il timide ? Oui et sa timidité peut être prise parfois pour de la sauvagerie. Sa gaîté même déconcerte souvent par la brusquerie qu’elle révèle. D’un mot Fagus s’adapte mal au présent ; il est souvent ailleurs d’où son attitude distante, voire farouche, avec les gens qu’il connaît peu. Sous cette apparence, il y a un être passionné, un camarade incomparable, un « partisan » toujours prêt à batailler, comme à vingt ans et confiant jusqu’à la hardiesse lorsqu’il ne comprime plus les élans de sa sensibilité. Nul ne met plus de joyeux entrain, plus d’affectueuse obstination dans ses amitiés. Sa rudesse, son ardeur, son rayonnement cérébral sont d’un autre âge. Mais, ce qu’il a bien de notre temps, c’est la passion, c’est le mouvement, c’est le jaillissement imprévu du vers, c’est l’exécution aisée avec la pleine possession et la constance du rythme musical, c’est ce que, pour le temps de guerre, on appelait le mordant.
Sa technique ?
Je ne parlerai pas de sa technique, parce que, dans une pièce de Jeunes fleurs qu’il a dédiée (non sans ironie peut-être) à P.-N. Roinard, il a déclaré que de technique, il n’eut jamais souci.
Il l’a prouvé.

L’unique arcone pour fleurir en Poésie
C’est se sentir Poète et le reste un beau jeu.

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Et voici que ce grand lyrique, cet homme inapte aux choses pratiques, provoque des admirations de plus en plus nombreuses. La vie semble vouloir lui être moins cruelle. Voici qu’enfin on lui rend justice et que suivant la belle expression d’André Thérive, on reconnaît que « Fagus nourrit en lui un génie ».
Qu’en pense-t-il ? Que souhaite-t-il encore ?
Il me l’a dit.
Le dimanche, il passe une partie de la journée chez des parents, à Belleville.
Le matin, il va entendre la messe rue Pelleport, à Notre-Dame-de-Lourdes, qu’il considère comme sa vraie paroisse.
Alors, pendant l’office, il se surprend à penser qu’il serait bon de mourir là.
Il se voit transporté dans la sacristie, communié, absous et quittant ce monde dans les meilleures conditions.
Mais, comme il y a chez lui un joyeux bon sens, il ajoute bien vite :
— C’est présomption que de vouloir en quelque sorte forcer ainsi la main à la Providence…
Un silence.
— Shakespeare a expliqué pourquoi dans Le Roi Lear
Et Fagus rentre dans la Vie par la grande porte de la Littérature.

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