Henri Strentz, « Fagus et la musique »

  • Henri Strents, « Fagus et la musique » in Le Divan n° 109, mai 1925, pp. 219-226  :

Qui n’aimerait à lire de l’auteur de l’Essai sur Shakespeare un livre d’une aussi forte originalité sur Beethoven ? Cette question, je ne la pose pas sans raison : je sais que pareille tâche serait aisée au poète d’Ixion et de La Danse macabre, car il est peu d’écrivains qui auront eu comme lui la passion et la connaissance de la musique.
Lorsque, au plus loin de ma jeunesse, je fis la rencontre de Fagus, il venait de prendre sa leçon de piano. C’était par un soir embrumé de novembre, sur le trottoir boueux d’une rue industrielle ahanant d’un dur labeur. Un ami commun, renseigné sur nos parallèles ambitions, jugea fort à propos de nous présenter l’un à l’autre. Fagus était déjà vêtu de son légendaire manteau à capuchon et affichait, par son front baissé, ses mains en retrait, l’attitude expectante d’une nature difficile sur le choix de ses relations. Peu de mots s’échangèrent entre nous, mais assez pour que je me sentisse attiré vers mon piquant interlocuteur et pour que celui-ci levât les yeux et conviât à l’aller voir dans la rue retirée et quasi-provinciale qu’il habitait alors.
J’ai gardé un souvenir très net du rez-de-chaussée où il me reçut : une pièce unique, saturée d’une violente odeur de musc, aux quatre murs doublés jusqu’au plafond d’un compact revêtement de livres rangés sur des planches de sapin brut. Une vague lumière tombait d’une énorme lanterne japonaise, et un crâne — le crâne de Frère Tranquille — suspendu au plafond par une ficelle, se balançait au-dessus d’une épinette premier Empire. Des inscriptions : Ars longa, vita brevis, Fais ta statue, quelques autres, achevèrent de me révéler à quel genre de sorcellerie s’adonnait le maître de cet antre. La glace fut brisée en menus morceaux, ce soir-là. L’hôte était impérieux, plein de flamme et de vastes projets, et son visiteur ne demandait qu’à l’égaler au moins par sa ferveur.
Soirée inoubliable pour moi, apprenti du savoir, un peu interloqué devant ce précoce familier des Muses, qui avait déjà lu tous les livres ! Soirée d’exaltante communion et qui se prolongea fort avant dans la nuit. Mais ce qui me surprit, ce fut qu’au nom exclusif de tout autre pour moi de Shakespeare, mon hôte y mêla si souvent celui de Beethoven. Je compris qu’il hésitait entre la Musique et la Poésie. Or s’il hésitait, lui, je sentais bien, moi, que la Musique l’enserrait tout entier dans ses mailles magiques. Et cet art, il en possédait la science et le pratiquait en entassant ébauches symphoniques sur musique de ballets. J’ai eu entre les mains quelques-uns de ses livres d’étude, notamment le Traité d’Instrumentation de Berlioz, et je puis attester, par ses observations prodiguées sur toutes les pages, qu’il en avait dévoré et assimilé la nourrissante matière. À cette époque, la musique fusait si abondamment de ses pores, qu’il griffonnait sur les marges de ses lectures des portées chargées de notes en guise de commentaires. La Danse, surtout, le tenait si fort sous son joug, qu’il en discernait l’influence dans les plus souveraines manifestations de tous les arts. Ainsi m’apparut Fagus dans son ardeur juvénile et dionysiaque.
J’étais enthousiasmé : mon nouvel ami serait sûrement un grand musicien. Comment en aurais-je douté, devant les hautes ambitions de ce jeune homme volontaire, dont la décision se manifestait dans tous les actes, et devant la vie studieuse, farouchement solitaire, qu’il menait entre ses murs de livres, sa tête de mort et son épinette ? Son portrait par lui-même date de ce temps :

C’est Fagus en faction
Dans sa cellule d’ascète
Qui fait tout seul la causette
Comme un grand garçon…

Ce portrait est complet, à la condition d’y ajouter ce que cette « causette » avec lui-même représentait chez Fagus, à l’aurore de sa carrière, de foi en sa valeur, de mépris pour tout ce qui ne touchait pas aux choses saintes de l’esprit, de dédain pour toute gloire facile et de brutale franchise visà-vis de toute opinion opposée à la sienne, franchise qui ne fut pas par la suite sans lui faire de trop prompts ennemis. L’Imitation nous apprend que « celui qui ne désire point de plaire aux hommes et qui ne craint point de leur déplaire, jouira d’une grande paix ». Fagus jouissait alors de cette paix hautaine et sans mélange.
Non moins exigeant pour lui que pour autrui, je me souviens des admonestations souvent méritées dont, sous la forme de billets cinglants, de ballades narquoises, il accablait son cadet en proie aux multiples ébats de son âge. Je ne lui en ai gardé nulle rancune, au contraire, il le sait bien.
Je le revois le dimanche, toujours à la même place de l’amphithéâtre du Concert Colonne, une partition ouverte sur les genoux, aussi oublieux du bruyant auditoire que si l’orchestre avait été convoqué pour lui seul. Et vraiment, sous son béret bleu, avec sa face à la Wagner, on eût dit le plus exigeant des enfants d’Euterpe. Quelle pâture offrait à nos oreilles attentives cette succession de merveilles symphoniques, souvent conduites par des chefs d’orchestre de nationalités différentes, comme il en défila sur la scène du Chatelet, de Grieg au fils dégénéré de l’auteur de la Tétralogie !
Fagus, aussi impétueusement là qu’ailleurs, manifestait son opinion.
Lorsque l’exécution avait marché suivant ses volontés, il n’était pas, dans l’immense et houleux vaisseau, d’auditeur plus reconnaissant, et sa joie éclatait dans un rire sonore de fierté qui renfermait toutes les hyperboles de la plus intense satisfaction. Mais, quand la baguette animatrice avait trahi son auteur, je n’aurais pas souhaité que le chef d’orchestre lui passât par les mains !
Beethoven, Wagner, Berlioz étaient ses dieux, et il se serait privé de nourriture pour aller saluer au diable Vauvert le vol de l’archange Mozart. Toutefois, son admiration avait des limites et ne l’empêchait pas de s’esclaffer aux lourdeurs du maîtres de Bayreuth, ainsi qu’à maints passages de la Symphonie fantastique confinant trop à la littérature. Aucune faute de goût ne trouvait grâce devant lui. Je l’entends encore, au parterre de l’Opéra, malmener, comme il savait déjà le faire, le manteau vermillon dont, telle une reine de mi-carême, s’affublait la Walkyrie de cette époque, Mlle Bréval ! Mais le meilleur pour moi se passait durant nos retours à pied vers notre quartier lointain. Il m’interprétait alors, avec une saveur et une pénétration incomparables, tout ce que nous venions d’entendre en l’assaisonnant des aperçus les plus neufs et les plus osés, avec une façon bien à lui de comprendre et d’humaniser la musique. Je n’oublierai jamais certaines gloses sur la Cinquième et Septième Symphonie dont je fus l’auditeur privilégié. Wagner, surtout, était l’objet de sa critique impitoyable ; sans cesse, il cherchait les défauts de l’armure du géant ; et, quand il les avait trouvés, il se délivrait par quelques chants d’alouette de l’envoûtement du musicien allemand.
Et cela ne se bornait pas à des commentaires verbaux : il les couchait frénétiquement sur le papier. Que sont devenues ces confidences de ses joies et de ses humeurs ? Il nous reste en tous cas les pages de La Revue Blanche où il défendit Gustave Charpentier, à l’aube de sa renommée, et sa collaboration masquée à quelques lettres de l’Ouvreuse.
Bientôt, je m’aperçus que Shakespeare avait délibérément pris, chez Fagus, le pas sur Beethoven. Un jour, il me lut le récit d’un combat épique entre Mme Séverine et le Dictionnaire. À l’âpre bouffonnerie de sa satire, j’eus conscience des progrès accomplis par sa nouvelle conquête sur sa rivale. Cela précéda de peu la révélation qu’il me fit de Rimbaud. À sa ferveur, à son désir fraternel de m’entraîner sur la route brûlante de l’extraordinaire adolescent, au ton des premiers vers qu’il me communiqua, je compris que son choix était fait, qu’il avait trouvé son équilibre définitif qu’il n’appartiendrait plus qu’à la Poésie.
Emportés par des courants différents, nous fûmes quelques années sans nous revoir. Je le retrouvai aussi ardent, mais plus sociable, évadé de la solitude, et manifestant sa volonté d’aller désormais dans la vie avec l’entrain que marquait son pas rapide, rythmé par son récent passage dans les chasseurs à pied. Testament de sa vie première, venait de paraître. Sous l’invocation de son « grand frère Arthur Rimbaud, explorateur récemment massacré » — ah ! que nous étions bien informés ! — il présentait la prime fleur de ses poèmes. Leur lecture me confirma que la musique l’avait retenu assez longtemps pour qu’elle lui devint, quoiqu’il écrivît, inséparable. La Complainte des pauv’ gosses qui ne veulent pas aller à l’école et surtout la Symphonie en si bémol de Robert Schumann si curieusement figurée, celle-là, par un raccourci pittoresque de la vie du musicien rhénan, me montrèrent les liens qui le retenaient à l’art qui fit ses premières délices. Il était allé à la Poésie par la Musique et s’affirmait, dans ses vers conçus pour être chantés, le disciple du Vendômois qui prétendait que « la poésie sans les instruments ou sans la grâce d’une seule ou plusieurs voix n’est nullement agréable, non plus que les instruments sans être animés de la mélodie d’une plaisante voix ». Aussi, suis-je grandement étonné que la hardiesse de nos jeunes musiciens n’ait pas été jusqu’ici sollicitée par les rythmes bondissants de lignes, d’images, et si riches de couleur de cet Orcagna de l’enfer parisien, à commencer par l’irrésistible Alléluia dans les campagnes, déjà doté par la fougue du poète d’une si populaire ambiance musicale :

Trilles, trilles, trilles, trilles !
Les hirondelles en délire
Fauchent les prairies bleues du ciel
Et vrillent l’air chaud de leurs cris :
                    Noël !
Et sœur alouette de là-haut
                  Appelle :
— Aline, Aline, hé ! Philomèle
               Hohiho !
                     Noël !

Et par tant d’autres de ses vers, presque tous ! À feuilleter l’œuvre si variée de Fagus, on se rend compte que rarement musiciens eurent à leur disposition une telle diversité de poèmes propres à tenter leur inspiration. Au reste, je sais que, pour nombre d’entre eux, leur auteur en a noté la mélodie ; je parle de ceux d’Ixion.
Souvent il m’entretint d’une œuvre dramatique qu’il intitulait : La Dixième Symphonie, où il se proposait de transposer, sur le plan théâtral, la manifestation suprême, restée à l’état de projet, de son musicien le plus admiré. Je m’imagine mal comment cette œuvre aurait pu se passer de développements musicaux.
Enfin, il suffit de rappeler la place que tient dans sa prose, notamment dans ce Parloir aux Images, dont il faudra bien que l’on réunisse un jour les pages éparpillées, son penchant pour Celle qui devait sans fin l’obséder, au point de lui faire écrire : « Le vrai grand homme est une musique », et le guider jusque dans l’architecture de son œuvre de poète.
C’est pourquoi, revenant à ma proposition du début de ces lignes, j’ose dire combien serait précieux, si Fagus consentait à l’écrire, le livre sur celui qui, plus peut-être encore que Shakespeare, fut le dieu de sa jeunesse.

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