Henri Martineau, « Notes sur Fagus »

  • Henri Martineau, « Notes sur Fagus » in Le Divan n° 109, mai 1925, pp. 301-310  :

Léon Deffoux, de qui on a lu plus hauts les intéressants souvenirs, nous a dit son intention de consacrer à Fagus une étude complète. Sa plume informée, diligente et sagace, saura certainement retracer avec autant d’agrément que de vérité la vie du poète et l’histoire de ses œuvres. En attendant ce livre qui nous sera si précieux, nous avons rassemblé ici quelques notes brèves pour la légitime curiosité des admirateurs, chaque jour plus nombreux, de l’écrivain à qui nous devons Frère tranquille et les Éphémères.

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Fagus est un homme volontiers silencieux et, s’il n’est pas très en confiance, d’ordinaire renfrogné. Mais qu’il ait vaincu sa timidité première et vous n’aurez jamais d’hôte plus disert, plus érudit, plus abondant. Il a lu tous les livres, connu tous les peintres, entendu tous les musiciens. Quand il consent, ce qui est rare, à parler de lui, il vous livre avec une verve bien drôle les renseignements les plus instructifs. Mais s’il devine à votre attention et à votre insistance que vous comptez utiliser sa conversation, il se tait subitement. Je me montrerai cependant indiscret et ferai état de ses propos. Je suis sûr de l’impunité : Fagus m’a juré qu’il ne lirait pas ce numéro du Divan à lui consacré. Ne m’avait-il pas interdit tout aussi bien de mettre en chantier ce recueil d’hommages. Il m’écrivait : « Souffrez que je me répète et vous apporte des raisons. Avez-vous fait un numéro Viélé-Griffin, un numéro Saint-Pol Roux, un numéro Claudel, un numéro Francis Jammes (etc…) ? Et quelque revue en a-t-elle fait ? Or, ils sont mes aînés de toutes manières. Donc il sied de commencer par eux. »
Depuis, Fagus a cédé. Il ne s’est jamais rendu.

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Dans une causerie qu’il fit à une section d’Action Française le vendredi 13 mars dernier, sous le titre d’Un petit communard, Fagus nous a fourni sur lui quelques utiles et amusantes précisions. Fagus conférencier est un spectacle curieux. Il se répète un peu : mais de temps en temps, quelle verve, quel feu, il ne parle pas, il joue, et au besoin chante des chansons.
Georges Faillet (dit Fagus) est né en Belgique. Son père, fonctionnaire de la commune, épousa la sœur d’un de ses collègues, lui-même communard important. Le mariage eut lieu mairie des Batignolles et les témoins du marié étaient Ferdinand Buisson et Eugène Varlin.
Condamné par contumace à la détention perpétuelle pour avoir mené des bandes armées à l’assaut de la banque de France, (ce qui n’avait point empli ses poches), le père Faillet se réfugia à Bruxelles. C’est là que naquit son fils le 22 janvier 1872, à une heure du matin, « donc à cheval sur le signe du Verseau et des Poissons et le Soleil entrant dans la maison de Saturne. » Fagus a toujours aimé la Belgique comme une seconde patrie :

Fils du Champenois et de la Mancelle,
Conçu dans Paris, natif de Bruxelle,
De plus y suça, point ne s’en gourmande,
Les puissants tétons d’une ample Flamande.

Le jeune Fagus, âgé de huit ans, rentra en France lors de l’amnistie. Son père devint un peu plus tard conseiller municipal de Paris ; pour lui il suivit les cours de l’école laïque. On faisait encore en ce temps-là la prière dans les classes, mais Fagus, tandis que ses camarades se levaient ou s’agenouillaient sur leurs bancs, demeurait assis et répondait aux réprimandes du maître : « Je suis un libre-penseur. »
Il fit de bonnes études primaires, et en qualité d’enfant des bataillons scolaires, assista aux funérailles de Victor Hugo.
De l’école laïque, Fagus passa dans une école municipale où on lui inculqua un salmigondis de science encyclopédique.

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À vingt ans il débutait dans les lettres en éreintant dans la Plume (1892) les Wagnéromanes, son article était intitulé : Les Protestants de la Musique. Il préludait ainsi à cette période de sa vie vouée surtout aux concerts et aux théâtres musicaux, période qu’a, mieux que quiconque, connue Henri Strentz et dont son article indique bien la richesse et les fruits joyeux. Mais le juvénile essor du jeune écrivain fut suspendu par son service militaire à Lunéville, dans les chasseurs à pied. « Ces mois de méditation, nous dirions volontiers de retraite, nourris d’ailleurs d’une saine discipline, tant intellectuelle que physique, ne lui furent pas inutiles. Il en sortit armé pour les fécondes luttes de la pensée. » En 1897 il prit la direction artistique et littéraire de la Revue des Beaux-Arts et des Lettres.
De 1898 datent ses deux premiers recueils poétiques. « Il avait eu (faut-il écrire : le toupet ou la candeur ?) d’en présenter les manuscrits au Mercure ! Il fut reçu dans la soupente par une manière de minuscule porc-épic à crinière de lion mal peigné, près de qui se piétait un bellâtre à boucles noires et lorgnon. Le hérisson, c’était Van Bever, lui jeta d’une voix acidulée : — Savez-vous, MONSIEUR, qu’il faut avoir énormément de talent pour être édité par le Mercure ? Et le noir dandy se contenta d’une œillade chargée d’un mépris fondamental : c’était Paul Léautaud. » Ramené au sentiment des convenances, Fagus édita ses deux volumes à ses frais. La vengeance de Fagus sera de figurer demain dans cette Anthologie des poètes d’aujourd’hui que nous devons précisément à MM. Van Bever et Léautaud, et qui demeure le modèle inégalé du genre.
Fagus n’en a point voulu à Paul Léautaud. Il n’est guère de jours où il ne m’entretient de celui qu’il appelle « un des premiers prosateurs de notre temps ». Il m’écrivit récemment ce billet : « Puisque vous persistez à perpétrer un Divan où que je me prélasse, demandez donc une page à Léautaud ! en lui spécifiant, à c’estuy que j’épigrammatisai chez vous (Dieu que c’est long), qu’il aura droit et donc devoir d’éreinter votre FAGUS. »
À mon invite Paul Léautaud répondit la lettre suivante : « Vous avez bien raison de faire un Divan spécial pour Fagus qui est un merveilleux poète, un écrivain en prose excellent, un personnage curieux et pour qui j’ai les sentiments les plus camarades. Mais vosu m’embarrassez en me demandant d’y collaborer. Je ne sais comment m’y prendre pour écrire quelque chose de cette sorte. C’est une infirmité que j’ai. Il faut que les choses me viennent à moi-même. Si on me les demande je ne trouve plus un mot. Le loisir me manque aussi… je vous faire un de mes feuilletons des Nouvelles littéraires sur Fagus. C’est une surprise que je lui ménageais. Elle m’amusait beaucoup à l’avance. Je voulais en même temps lui rembourser une farce qu’il m’a faite avec l’Académie Goncourt… Excusez-moi donc. Je n’en recevrai que quelques sarcasmes de plus de la part de Fagus à notre prochaine rencontre. Nous en rirons tous les deux. »
C’est par modestie que Léautaud feint de croire à une farce. Fagus était très sérieux, et il avait pour lui le goût et la raison, quand il prônait la candidature de Paul Léautaud à l’académie Goncourt. Et nous nous promettons un très fin régal pour le jour où Maurice Boissard consacrera son feuilleton à son compère de la rue Visconti.

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Une grande part des écrits de Fagus, vers ou prose, reste dispersée dans cent périodiques ou des livres épuisés. Cette part est des plus intéressantes pour qui veut connaître la marche de ses idées littéraires et autres, et de leur forme. Ses deux premières plaquettes (1898) furent anarchistes et dreyfusardes.
Récemment il écrivit sur un exemplaire de Colloque déniché par Maxime Revon qui le lui présentait à la dédicace :

Oui, je fus anarchiste en ma jeunesse ingrate,
Moi qu’on voit en mon soir monarchiste et chrétien,
Mais je ne fus jamais ça : un républicain,
Encore moins ça : démocrate.

Et il ajoutait aussitôt ce commentaire parlé : « Mon anarchisme fut donc cela. Mais autre chose aussi, un acte de foi. Élevé dans la méconnaissance absolue de toute religion, et l’éloignement spécial du Catholicisme, je fus anarchiste d’une façon mystique, par besoin de croire. »
L’évolution se dessine dans le Parloir aux Images (La Plume, vers 1903). Elle se précise dans l’année de critique des revues (1905-1906) donnée à la Revue de Champagne, et où il inaugurait : « cette critique commentée, reprise par Criton Maurras dans l’Action Française ». Et l’on vit aboutir Fagus au plus strict catholicisme, en même temps qu’il devenait monarchiste. Il traça récemment au-dessous d’un portrait de lui :

Ci-joint Fagus, qui valut peu, qui ne fit guère :
Pas même n’eut l’esprit de mourir à la guerre ;
Mais son cœur de brave homme au moins a cette foi :
Son honneur et son Dieu, sa patrie et son roi.

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Fagus devrait écrire ses mémoires. Je l’en presse souvent et veux croire qu’il cèdera à mes sollicitations. Quelles jolies scènes il retracera devant nous ! Comme nous aimerions ainsi devoir à sa plume le récit de ce dîner qu’évoque pour nous nous M. Ambroise Vollard dans ses Réincarnations du Père Ubu :
« À vrai dire, notre première expédition coloniale consista principalement en un déjeuner dans cave de M. Ambroise Vollard qui nous avait convié, ainsi que MM. Jarry, Bonnard, Terrasse et Fagus, nos historiographe, peintre, musicien et poète de prédilection, à la confection d’un almanach que nous exécutâmes au moyen d’un petit Larousse préalablement réduit en miettes et mis dans un chapeau, et dont chacun tirait au hasard un des noms y contenus, à la manière d’une loterie. »
Qui se souvient de cet almanach illustré du Père Ubu ? Il ne s’est guère vendu à l’époque et la presque totalité de l’édition fut mise au pilon. Aujourd’hui c’est une pièce rare au fond de la bibliothèque de quelques privilégiés. Ornée d’environ quatre-vingts croquis de Pierre Bonnard, de la chanson Tatane rythmée par Claude Terrasse et idoine à faire rougir les nègres, cette brochure introuvable renfermait des gloses dues à Alfred Jarry et Ambroise Vollard. Je me suis laissé dire que Fagus avait collaboré au calendrier et fourni la liste de ces baroques prénoms pouvant être inscrits sur les registres de l’état civil destinés à constater les naissances conformément à la loi du 11 Germinal an XI.

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Ce devait être à cette époque que Fagus composa quelques-uns de ses « aphorismes » assez ubuesques : Un Français ne pisse jamais seul, — avant que le recueil complet n’en parût quelques années plus tard. Il y a dans ce petit livre, sous une truculence extrême, les réflexions d’un homme tour à tour peuple et aristocrate, jouisseur et mystique, délicat et grossier : l’homme complexe et partagé entre son rêve et son appétit. Cet opuscule est précieux pour savoir ce que l’auteur pense en sociologie comme en politique :
La « Renaissance » empoisonna la fille avec la mère : la Joie, la Foi, au moyen de deux virus : le libre examen, la vérole.
Et vous comprenez maintenant pourquoi Fagus se proclame volontiers un homme du moyen-âge. Avant de haïr Anatole France, il avait chargé de son mépris les ancêtres directs de l’auteur de Thaïs :
Voltaire, Jean-Jacques : Jésus-Christ mourut entre deux larrons ; la société chrétienne entre deux laquais.
Rien ne saura faire céder cet obstiné, aucune considération d’art, ni de perfection littéraire. Pourtant il a parlé dignement de son métier, avec un scrupule extrême :
Ne gaspille point l’encre.
Écrivain, que l’effort qu’il te fallut, devienne chez le liseur une aisance égale.
Et de toute beauté il a su parler à son tour comme d’une promesse de bonheur, alors que, confesse-t-il avec une amère sagesse, toutes nos jouissances habitent le passé. Le même désenchantement le conduit à écrire ceci qui est autant une observation de moraliste qu’une pensée exquise de magicien et de poète :
Le plaisir, c’est le reflet d’un éclair sur l’eau dormante d’un lac ; on le prévoit, il est déjà là, il n’y est plus : on ne touche et hume rien qu’une eau noire et froide, et de lui rien ne conserve qu’un trouble et douloureux éblouissement.
Il faudrait insister encore sur ces notes qui ont trait aux femmes : cinglantes, cruelles, adorantes, perspicaces, méprisantes, elles trahissent bien la hantise lucide de l’écrivain qui écrit audacieusement cent remarques contradictoires et vengeresses :
Nulle vérité n’est bonne à dire aux femmes.
Qui déblatère des femmes s’avère femme un peu.
Les femmes sont sourdes à la discipline ; elles n’entendent que la contrainte.
La femme sur l’homme se moule comme l’eau sur le creux d’un vase. Éternel compagnon déloyal et candide.

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Rien ne vexe plus Fagus que le reproche de bâcler ses livres. Moi-même avais imprimé qu’il produisait ses poèmes comme un pommier ses pommes. L’expression était commode, elle est injuste. Fagus travaille beaucoup ses vers, les rature, les remanie sans cesse. Son éditeur est heureux s’il en est quitte à la quatrième ou cinquième épreuve. Et le lendemain même du bon à tirer, le poète exige que vous arrêtiez tout et maudit votre hâte. Sur l’importance de la technique, il est intarissable et intraitable :
« Pour la technique, l’importance que j’y attache est attestée par les mille corrections, finissant par se faire maladives, que je fais subir à mes produits : je disais déjà, dans l’Avant-propos à Jeunes Fleurs que je n’admettais d’œuvres que posthumes, vu que c’est le seul moment où on a le droit, et la nécessité de les livrer ne varietur.
« Seulement, je ne saurais souffrir le procédé, le poncif, à quoi s’attachent par exemple ces néo-parnassiens que Henri Béraud qualifie de « scolaires ».
« Écrirais-je 1.000 alexandrins à rimes riches, si je sens qu’honnêtement il le faut, je ferai, au 1.000e, loyalement, rimer étoile avec pantoufle. »

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Fagus aujourd’hui prétend avoir renoncé à la littérature. Il vilipende les éditeurs, les directeurs de revue, les critiques et le public. Mais la poche intérieure de son veston laisse toujours sortir une demi-main de papier écolier où le poète griffonne sans cesse des vers, des scènes dramatiques, des articles doctrinaux. Chaque jour il manque à son serment de ne plus rien publier, et il ne veut absolument pas entendre à quel point nous en sommes heureux.

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