Eugène Marsan, « Fagus ou le poète né »

Il a deux Muses : l’une d’une suavité mystique, l’autre, gaillarde, avec un tour français et gaulois.
Profondément et naïvement lyrique, il est apparenté au symbolisme et au moyen-âge français, bien qu’il sache goûter, lorsqu’il ne boude point, Stendhal ou Racine, et même Ronsard, le grand mouvement ininterrompu d’un poème de Ronsard.
C’est un poète catholique, un poète de la charité, et c’est un poète de l’amour terrestre. Les deux pouvoirs sont inscrits sur son ardent visage, au grand front, au yeux bleus, à la barbe dorée. Il fait penser à un saint de nos plus vieilles églises, mais que les démons auraient bien tourmenté au cours de son passage.

Ses biographes citeront plus d’un trait de son humeur fantasque. En réalité, nul n’aura jamais eu plus de constance. Il n’a pas en ce bas monde plus grande affaire que la poésie. Tout lui est poésie. Tout ce qui le touche devient cadence. L’événement lui tire une chanson, comme le voulait Goethe, colorée par les circonstances particulières, et faite cependant pour que vous sentiez dans la douleur et dans la joie du poète les propres mouvements de votre sensibilité ; vous les auriez perçus à peine s’il n’avait chanté.
Une ronde ouvre la Prière des Quarante Heures, et ce sont les noces de Fagus, mais aussi bien les vôtres. L’oraison finale est adressée à l’enfant né de cet amour, mais en même temps à presque tous les enfants des hommes. Vous vous rappelez cette ronde :

Vous voilà donc enfin
Madame la mariée,
Vous voilà donc enfin
À votre époux liée
Avec un long fil d’or
Qui ne rompt qu’à la mort.

Et cette oraison. (Parti, au temps de sa jeunesse, d’un art mal défendu contre la vaine singularité, Fagus s’est élevé à cette harmonie, à cette ampleur, à ce sublime simple) :

Ta femme et toi pour dot quand tu te marieras,
Échangerez le deuil, l’angoisse et la misère…
Et vous vous aimerez : des enfants vous viendront
Et vous les bénirez, comme je fais moi-même,
Et sur vous, sans vieillir, les siècles tourneront
Ramenant chaque fois le sanglotant baptême.
Mais si Dieu veut, nous nous retrouverons enfin
Délivrés du fardeau des mortelles misères,
Dans le ravissement sans mesure et sans fin
Et le vertigineux repos dans la lumière.

Une chanson après l’autre, le poète aura dit et sa vie et ses songes.

Les poètes contemporains ont le goût de la pièce courte, pour y garder tout pur leur souffle. Surtout, ils n’ont guère souci de plier leurs fragments en bel ordre. Fagus, si. Un ordre dans chaque partie, et un ordre pour le tout. Ce que nous connaissons de son œuvre, ce que nous attendons encore, et ce qu’il en a seulement rêvé : les phases d’un chant unique, à l’ombre et à la lumière de la croix, les stations d’un même chemin difficile. Car la vie humaine n’est pas un bal, ou si c’en est un, elle est, pour Fagus, la Danse macabre.
Sur la terre foulée par le troupeau des hommes, les morts sont devinés au milieu des vivants. Le souvenir et l’image des fautes anciennes sont présents dans les crimes nouveaux.
Deux violons.
L’orgueil nous mène, par où les hommes veulent s’égaler à Dieu. La luxure nous mène, qui les rend pareils aux bêtes, capables toutefois d’ajouter aux entraînements de l’animal, le vertige, l’attrait et l’horreur du péché. Mais au cris de la terre — qui tous ne sont pas vils — une voix du ciel répond.

Une voix du ciel… Il n’en faut pas moins pour arracher le poète au navrant tête à tête du désespoir et de nos fins mortelles.

Dans le vieux cimetière
Un fossoyeur creusait :

Il fit jaillir de terre
Un crâne qui dormait.

Il ne savait qu’en faire :
Moi, je le regardais :

— En veux-tu, du vieux frère,
Dit-il ? Et j’acceptai.

Nous vidâmes un verre
Au prochain cabaret.

Fagus n’a jamais rencontré un interlocuteur plus instructif. L’ombre humaine dont il restait ce vestige, l’ayant emportée chez lui logée, il l’a nommée Frère tranquille, par antiphrase, par ironie, par sympathie, par envie, par pitié, par allusion à la dignité de l’homme que la douleur assiège, ou bien au repos qu’il doit enfin trouver. Conversations poétiques : il entendait le silence du masque. Où le philosophe médite et raisonne, le poète finit par chanter.
Comme l’arbre le plus rustique avec le soleil, Fagus, au bon nom imagé, est en communication avec les nuages, avec la voûte stellaire, avec les mondes. La vie personnelle de l’esprit est le miroir des planètes.
Et tout est vie sur la terre, donc tout y est mort. La même matière sert indéfiniment à tous les êtres, puisée dans ce vaste réservoir dont il semble que la croûte bouge sous nos pieds, parce que tout y est mobilité, succession, corruption. On ne peut voir le monde sans épouvante, si l’espérance ne vient pas amender l’horreur. C’est pour Fagus une divine espérance, allant jusqu’à l’extase, mais au besoin une illusion, une flatterie de la terre. Après que vos cheveux ont tressailli, Fagus vous rassure. Il est honnête homme. Il est bon garçon. Il sait rire. Il sait le prix du bonheur fugace.
Les chants se succèdent ainsi, alternés de tons et de couleurs. Il mêle les petits vers bien couplés aux grands alexandrins, remarquables par leur puissance et par leur souplesse et par le souffle. Il a tour à tour les deux accents, dont la réunion est si malaisée : l’accent individuel, celui du poète fait pour exprimer ce que les autres sentent vaguement, et l’accent populaire. Il passe de la sentence gnomique à un petit air (Laisse-moi ma peine — J’ai trop de chagrin). Il mêle au latin de l’Église les proverbes et les refrains, les réminiscences, les citations arrachées toutes vives ; autant de brandons sur les flammes d’une inspiration dévorante :

Rose comme une fille apparaît Chérubin
Au jabot mille fleurs et son cœur à la main :
            — Mon cœur soupire,
            La nuit, le jour,
            Qui peut me dire
            Si c’est d’amour.

Voila l’un de ses procédés constants. Là, il avait besoin, parlant du beau page, que vous eussiez en tête à la seconde l’air divin de Mozart.
Et il manie tous les mètres. L’alexandrin grave ou torrentiel est pris, quitté, repris. Tous les mètres pairs et impairs, toutes les coupes, tous les rythmes et les rimes les plus imprévues, et la simple assonance. Même, il arrive qu’un vers demeure exprès suspendu, pour qu’il sonne de manière insolite, dans une étrange solitude, sans l’écho de la rime. Mais toutes les libertés qu’il se permet, prenez garde que c’est avec une prudence extrême, avec une cautèle d’Indien Commanche. Il n’est pas fou. Il est plié à tous les exemples, celui de Villon comme celui de Moréas ou celui de Verlaine. Étant Fagus aussi, ayant une voix qui est sienne, inégal peut-être, ou si pressé quelquefois qu’il a quelque chose de précipité et de rompu (d’ailleurs comme les chansons du peuple et de l’enfance). Mais on l’aime, tel quel, vraiment né pour chanter.
Il ravit toujours lorsqu’il chante. Avouerons-nous qu’il irrite parfois lorsqu’il raisonne ? Car il lui plaît d’introduire la zizanie dans l’histoire de nos lettres. Il ne veut pas savoir que le moyen-âge aussi invoqua les signes et les dieux du monde antique, ne les ayant pas oubliés. Il invente de noircir la Renaissance, et son beau jeu sculptural et lyrique. Pour l’amour des cathédrales, à l’en croire au pied de la lettre, il serait homme à briser plus d’une colonnade. À la briser, non, mais à la maudire, qui est un assez grand crime. D’un autre, j’aurais peine à le pardonner je crois, mais lui, pour m’apaiser, il dispose d’un charme invincible, le mirage de sa poésie.
Je m’arrête. Ce n’est pas le jour de pousser notre vieille querelle historique. C’est le jour des couronnes. Nous voulons que la postérité ait bonne opinion de nous tous, qui l’aurons devancée. Nous lui léguerons un Fagus déjà lauré.

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