Edmond Pilon, « Fagus historien »

  • Edmon Pilon, « Fagus historien » in Le Divan n° 109, mai 1925, pp. 280-287  :

I

« J’oserai ce paradoxe : pour comprendre l’Histoire il la faut considérer comme incompréhensible ; je veux dire miraculeuse… » Ainsi Fagus, parvenu au terme de son Discours sur les préjugés ennemis de l’Histoire de France, arrive à rejoindre Bossuet, tout simplement. C’est, comme on voit, prendre la question de haut, mais cela n’offense pas, bien au contraire. Péguy, pour citer cet autre historien de la mystique française, ne la prenait pas autrement. Il s’était fait un plan de l’histoire qui ressemblait assez à celui de Fagus, c’est-à-dire un plan non pas jalonné de rivières, de collines, de bois, enfin de tous les points de repère naturels ou géographiques, mais plus volontiers de sanctuaires, d’autels : Notre-Dame de Paris, Notre-Dame de Chartres, Notre-Dame de Reims. À toutes ces bornes du miracle français, l’auteur du Discours sur les préjugés joint encore Saint-Michel-au-péril-de-la-mer ; et je pense bien que s’il existe à Tours de vieilles pierres contemporaines du temps de saint Martin, Fagus les honore de même.
Parti du petit peuple, élevé dans un faubourg d’Orléans, le faubourg Bourgogne, l’esprit imprégné de toutes les fières et belles légendes qui, depuis La Hire, Xaintrailles et Monsieur le Bâtard ont cours dans le val de Loire, Péguy était prédestiné à comprendre cette partie de nos annales précisément miraculeuse. Barrès, je crois bien, a très admirablement défini cette faculté du poète du Mystère de la Charité, de la Tapisserie de Notre-Dame. « Qui saura le mieux comprendre et écrire la vie de Jeanne d’Arc ? » demandait-il ? Et il répondait : « Un petit plébéien des bords de la Loire élevé dans la pensée et le culte de la Pucelle d’Orléans. Péguy entendait reconstruire l’histoire de cette paysanne de génie en réveillant en lui l’âme paysanne de ses ancêtres, et dans ce travail il faisait intervenir toutes les qualités par lesquelles il se sentait ouvrier et qu’il voulait garder pures en lui. »
Voilà qui est net, et si, dans ce passage de Barrès, vous effacez les noms de la Pucelle et de Charles Péguy pour les remplacez par ceux de Philippe-Auguste et de Félicien Fagus par exemple, vous avez la manière de notre ami. Non pas que l’on puisse prétendre comparer Philippe-Auguste à Jeanne d’Arc. Il y a bien la Troisième Croisade ; mais enfin Philippe n’était pas un inspiré comme Jeanne, et il répudia sans beaucoup de grâce Ingeburge de Danemark, sa première épouse. Cela dit, il a été un grand roi, non seulement à Bouvines mais encore par toute une forte et tenace politique intérieure, celle justement que lui reproche Michelet et qui assit la monarchie si fortement. Et puis il avait jugulé l’Anglais, montré la voie dans laquelle Jeanne devait entrer un jour. Enfin, il est l’aïeul de saint Louis. Et voilà bien le beau miracle. Cela Fagus le discerne. Sa tragédie de Philippe-Auguste, ainsi considérée, répond entièrement à ce concept si élevé de l’histoire.
Cette dernière, si on l’étudie non pas tant par rapport à l’Occident entier que par rapport à la France, « se développe selon une miraculeuse unité ». Péguy ne devait pas raisonner autrement quand il approchait de Chartres, et, par-dessus l’étendue des blés, à l’horizon de la Beauce, apercevait les deux clochers. Mais Fagus, qui savait que la croisée d’ogive « est la fille radieuse de l’Île-de-France », avait surpris déjà cette leçon de son côté. C’était en vue de la flèche de Senlis, ou devant cette Sainte-Chapelle de Paris que saint Louis précisément fit édifier pour y placer la Couronne d’Épines.

II

Fagus, qui aime Shakespeare et a fait un livre sur lui tout plein d’aperçus originaux, a nommé, en passant, le grand Will, « le dernier chrétien du Moyen-Âge ». C’est que, pour Fagus comme pour Bossuet, rien ne vaut en dehors de l’Église. La vieille expression employée pour nommer la France : fille aînée de l’Église, a conservé, à ses yeux, sa signification, sa vérité. Et c’est bien pour cela qu’il professe, à l’endroit du Moyen-Âge, une dilection si émouvante. Avant la Réforme, aucun alliage, aucun mélange ne vient, selon lui, altérer le « miracle » français. L’histoire, jusqu’à cette brisure, demeure une légende, une sorte de belle légende dorée avec Jésus, Marie, les saints, l’archange Michel. « Notre Chanson de Roland témoigne là formellement, dit-il. Si la figure de Charlemagne et des preux obsède la mémoire française et la mémoire chrétienne, et au centre d’une telle auréole, c’est bien pour avoir abattu le païen. »
De là, toute cette florissante grâce médiévale, ces pures couleurs. Paul Fort, pourrait-on dire, voit l’histoire en imagerie et la découpe en jeu de cartes. Fagus, lui, l’aperçoit en verrière, avec tous les feux du soleil et le rayonnement du jour. C’est une manière. Avouons qu’elle est belle et correspond assez au sentiment que s’en faisaient Théroulde, les confrères de la passion, ou le bon Villon évoquant

La reyne Blanche comme ris…
Et Jehanne la bonne Lorraine…

Par l’Église, écrit volontiers Fagus, la féodalité « épanouit sa fleur sublime, la chevalerie… » On ne l’a pas dit assez, et l’on ne se met pas assez en état de grâce, à chaque fois que l’on tente d’écrire l’histoire. Pauvre chevalerie ! elle est restée dans l’armet de Don Quichotte. Que de coupures, dans une si belle trame, il y eut depuis le Moyen-Âge ! Non seulement la Réforme, mais l’Encyclopédie, mais l’ « anarchie spontanée » de 89 dont parla Taine justement, le « carnaval de 89 », dit Fagus, « carnaval » qui épaissit et brouilla tout, étendit une sorte de voile opaque entre nous et tout ce passé si éblouissant, si riche. De là les deux ouvrages de Fagus, l’un un opuscule : Politique de l’Histoire de France, paru en 1910, l’autre Discours sur les préjugés ennemis de l’Histoire de France (tous deux à la bibliothèque de l’Occident) dont l’auteur de Shakespeare et de Philippe-Auguste alla chercher le prétexte auprès des travaux de l’abbé de Pascal et de M. Dimier.
Ces préjugés, qui obscurcissent notre histoire nationale et lui donnent, non seulement cette sorte de recul mais de déformation grimaçante, Fagus les discerne on ne peut mieux à travers ces écrits modernes dont la plupart ont nuisi complètement à notre compréhension du passé français. « Préjugé de l’érudit de bibliothèque, méprisant l’érudit archéologue, le chartiste, le folkloriste, l’ethnographe, le géographe, etc…, en un mot tout ce qui enjambe sa spécialité : le préjugé du spécialiste » ; enfin, « le plus pernicieux de tous, le préjugé universitaire, classique, romaniste, humaniste… » Ah ! celui-là ! N’est-ce pas le préjugé dont parlait Marcel Azaïs (après Fustel de Coulanges) peu de temps avant de mourir et qui suscita, disait-il, « cette sorte de folie parricide et qui nous pousse à salir le passé de notre patrie ? » Car, cela est un fait : beaucoup de ceux qui enseignent l’histoire de France aujourd’hui, aussi bien aux petits villageois de l’école primaire qu’aux jeunes gens des lycées, commencent par rougir de cette histoire ; ou, quand ils n’en rougissent pas, ils la rendent ennuyeuse, morte. Or, Barrès le disait, toujours à propos de Péguy : « Les documents sont des éléments capitaux, mais il ne s’agit pas de les interpréter, il s’agit de les vivre. » Michelet les vivait ; il ne les vivait pas toujours bien, mais il les vivait. Fagus, lui, les sent plus qu’il ne les vit, mais il les sent à merveille. Et quand il déchire à belles mains toutes les trames que les pédants ou les faussaires ont tissées autour de notre histoire, il fait bien. Fagus, c’est le bon peintre d’images qui ne laisse pas aux « araignes », comme disait Louis XI, ce grand roi, le temps de salir ou de voiler sa verrière magnifique.

III

Cette verrière aux belles teintes, à travers laquelle Fagus aperçoit la France, la France des sacres, la France de saint Louis, de Jeanne d’Arc, elle a le trait naïf mais hardi des vieux vitraux de nos cathédrales ; mais aussi elle ressemble à telle de nos miniatures primitives. Il y a du Pol de Limbourg, de Jehan Foucquet dans cette façon de peindre un fait, de montrer un épisode ou un portrait, de dessiner un paysage. Approchons-nous un peu et voyons ce dernier de telle sorte que l’entend Fagus. C’est un site animé, une campagne fraîche et fleurie, et plus particulièrement située en Île-de-France.
L’Île-de-France est le berceau des Capétiens ; les Valois y ont grandi bien autant qu’en Touraine ; et les Bourbons ! Michelet (Moyen-Âge) ne pouvait s’empêcher de le reconnaître : « Pour le centre du centre, disait-il, Paris, l’Île-de-France, il n’est qu’une manière de les faire connaître, c’est de raconter l’histoire de la monarchie. » Et Fagus, somme toute, n’a rien fait d’autre, dans ses deux petits livres, sa tragédie de Philippe-Auguste. Pour mieux rendre concrète l’histoire de France, lui prêter chair et vie, il s’est placé au centre, au cœur, dans l’Île-de-France enfin. De cette histoire, ne dit-il pas : « Une randonnée à travers la campagne, des clochers de Senlis au château de Chantilly, de Reims à Laon, de Coucy à Soissons, l’enseignerait bien mieux souvent que tant de bouquins. » « L’Île-de-France, berceau de l’Occident », telle est la définition que proposait Adrien Mithouard et que reprend Fagus. L’Île-de-France est terre d’histoire, terre d’historiens aussi. On a vu Maurras louer Jacques Bainville d’être de « ces natifs de l’Île-de-France », c’est-à-dire de ces hommes de clarté qui ne se payent pas de phrases, aiment à asseoir nettement leur idée et donne à leur pensée de solides raisons.
Fagus, qui a perçu tout ce lent travail d’édification de la patrie au cours des siècles, écrit encore : « Le même noble amusement qu’éprouve le naturaliste à surveiller la guêpe maçonnant sa maison, le passereau feutrant son nid, les castors élaborant leur forteresse lacustre, l’historien en jouit à épier le travail des Capétiens en fin de rendre « mieux carré leur pré ». L’expression est belle ; elle durera ; demandez à Daniel Halévy qui la retrouvera à propos de Vauban. « Pré carré » : le grand soldat fera de ces deux mots le synonyme de terre franque ; ce sera le nom des terres frontières quelque part, au Nord, entre Picardie et Flandre, celles qu’il aimera plus particulièrement à bastionner, planter de citadelles.
Ainsi conçue, l’œuvre des Capétiens a débordé, s’est développée, province à province, et telle Fagus l’étudie, en sa structure, dans ses deux livres. Mais pas une fois, lui, poète, ne permet à l’historien qui est en lui, de tarir l’émotion qu’il ressent d’un tel spectacle, et qui est grande. Dans son Shakespeare, entendez sa joie mal dissimulée à reproduire les mots que le poète anglais plaça sur les lèvres du roi Edouard III, sur la « tendre argile » du sol français. Cette argile, Fagus la connaît et l’a foulée. Et non seulement il admire « les grandes roses de Notre-Dame de Paris », mais encore toutes les autres roses, celles de verre et celles de fleurs, et les autres flèches, et les dentelures, et les forêts, les grands arbres, les pourpris ; tout cela qui dessine, à ses yeux, une « constellation de jardins ».
De ces jardins, du clair et parfumé jardin d’Île-de-France, Fagus a goûté le charme. Ce charme a pénétré sa dialectique, il est entré dans son art. C’est pourquoi Fagus historien, c’est encore Fagus poète, mais un poète lucide, instruit du passé de sa race, et qui tenait simplement à montrer, dans de fortes pages, comment sans un tissu d’erreurs et de préjugés, dont ont s’efforça de l’envelopper comme une momie sainte, cette histoire serait aux yeux des Français le plus grandiose exemple, la leçon la plus salutaire.

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