Dussane, « Fagus et le théâtre »

  • Dussane, « Fagus et le théâtre » in Le Divan n° 109, mai 1925, pp. 262-267  :

Fagus et le théâtre ! Quelle antithèse, semble-t-il ! Et certes, on imagine mal Fagus errant aux couloirs des répétitions générales, ni son génie rustique se déguisant au goût du boulevard. Heureusement, il y a théâtre et théâtre, et quelquefois, par la magie d’un poète, la nature vivante est venue fleurir aux rayons crus de la rampe, dans le mensonge des toiles peintes et des fards. Heureusement, oui, car c’est ainsi qu’un jour Fagus a rencontré Shakespeare et ce serait bien dommage pour nous qu’une telle rencontre n’eût pas eu lieu !
Elle l’a conduit à toutes sortes de réflexions et de rêveries qu’il nous a confiées dans un livre excellent. Rien qui sente moins son pédant, nul dessein prémédité. Fagus, tel que nous le connaissons, tel que tous ses amis ici l’auront dépeint, avec sa pèlerine et son bâton, Fagus, brave piéton de France, est entré un jour par hasard dans « la sombre forêt pleine d’orages et de chants d’oiseaux », et il a suffi de son regard pour introduire un ordre dans la confusion de ces futaies qui nous accablaient. Fagus l’abondant, le lyrique, Fagus qui se roule parmi la mêlée des images, des rythmes et des sons, Fagus en cette critique est tout plein d’une amoureuse lucidité, d’autant plus vive qu’elle est plus amoureuse. Explorant la jungle shakespearienne, il me fait songer à l’admirable fable d’Adam qui nomme les êtres et les choses, symbole du cerveau humain, constructeur de méthodes et inventeur de lois.
Il lui appartenait, mieux qu’à un autre, de savoir contempler Shakespeare, et nous aider à le contempler à notre tour, précisément parce qu’il est poète. La magnificence verbale, les jeux des syllabes et des symboles, ce sont pour lui modes d’expression normaux. Il ne risque point, arrêté par cette vêture, d’ignorer ou de méconnaître le corps humain qu’elle pare, qu’elle amplifie ou qu’elle déguise. Et tout simplement il nous rend un Shakespeare humain, d’autant plus grand qu’il est plus humain. Si élevée que soit une montagne, son sommet cependant n’est pas suspendu dans les airs : il s’est élancé, par des pentes que notre regard peut suivre, de la terre moyenne où nous nous tenons, chétifs. Et il est plus émouvant, parce qu’il nous dépasse, que le nuage errant qui nous survole. L’homme de génie n’a rien à gagner à être travesti en météore. Je sais gré à Fagus d’avoir refait à Shakespeare, dans le temps et dans l’espace, une sorte de position géographique parmi ces autres sommets : Rabelais, Cervantes, Montaigne, Vinci…
Dans la perspective ainsi reconstituée, nous voyons la raison humaine sortir toute rayonnante, toute brûlante, de la mêlée shakespearienne comme des folles aventures de Pantagruel. Que Fagus a raison d’évoquer ce temps unique où la sagesse fut victoire, et non pas renoncement, apothéose et non pas réclusion, un des instants où notre race européenne a le plus pleinement vécu.
Elle possédait encore l’élan de toutes les forces mystiques, la réserve de toutes les forces brutales — corps vigoureux, rudes à la bataille et à l’amour, façonnés au continuel risque de la mort — et déjà elle se trouvait en pleine maîtrise de raison raisonnante, tout enivrée de dialectique, de libre examen, de critique, de satire, de doute et de jonglerie.
Le XVIIe siècle fut sans doute davantage taillé à notre mesure proprement française : mise en œuvre et en place, définitif dégagement de la perfection, triomphe des arbitres et des gens de goût. Mais ce XVIe siècle, quelle époque « humaine » ! Quel jaillissement de sève, quel printemps triomphal, qui va des fresques inconcevables de la Sixtine à cette œuvre shakespearienne, telle que Fagus lui-même la résume et la rassemble dans ces lignes puissantes :

[citation de « Impression première » à « l’harmonie des sphères »]

Dans cet univers, Fagus se meut à l’aise, et nous le suivons avec délices. Il fait bonne justice, au passage, des dithyrambes romantiques, et de nos modernes extravagances de décors véristes. Là aussi, il fallait bien un poète pour condamner sans appel le é décor impérieusement photographique » si pauvre, en définitive, si peu apte à provoquer les stendhaliennes « demi-secondes si délicieuses de l’illusion parfaite ».
Mais les fées, les lutins, les sorcières, s’ils séduisent Fagus, ne l’enchaînent point. Ce que Shakespeare en définitive suscitera en lui, ce ne sera point le chantre fantaisiste de quelque nouvel Ariel, mais le poète historien, mainteneur de la haute légende nationale.
Après avoir ramassé le portrait de son auteur en ces traits vigoureux : « Il est le cerveau le plus harmonieusement ordonné, l’esprit le plus lucide, le cœur le plus généreux ; foncièrement, belliqueusement aristocrate et traditionnel, et loyaliste envers la patrie, le souverain et la hiérarchie : l’image enfin la plus pure et la plus hautaine de l’humaniste renaissant et du sage de tous les temps, dans l’âme du plus parfait gentilhomme chrétien. » Ayant ainsi rendu au « sauvage ivre », au « demi-dieu monstrueux » sa vraie noblesse de citoyen d’un temps et d’un pays, il s’attarde avec une particulière dilection aux pièces que Shakespeare a consacrées à l’histoire d’Angleterre.
Et n’a-t-il pas raison de conclure mélancoliquement :

[citation de « Il est fort malheureux, au point de vue dramatique» à « la France n’a pas eu son poète national »]

N’avez-vous jamais été humiliés — ou furieux — de voir que notre scène nationale elle-même, par la faute de Victor Hugo, contribue à perpétuer ces infâmes caricatures du Roi s’amuse et de Marion Delorme, n’avez-vous jamais regretté que le Cid ne fût pas un chevalier français ?
Fagus a entendu cet appel : il a entrepris d’essayer un drame national — et voilà sans doute l’essentiel de sa rencontre avec Shakespeare. Je sais de lui un Philippe-Auguste, auquel nul cœur français ne peut rester insensible. Avec une belle simplicité de moyens, dans un style puissant et sobrement fleuri comme un chapiteau du XIIIe siècle, il nous montre ces rudes hommes qui défrichaient le royaume, ces ouvriers qui bâtirent la royauté et la France littéralement de leurs mains, à coups de négociations et de batailles jamais finies. Nous les voyons revivre, ces gens qui bâtissaient Chartres et Notre-Dame, nous voyons la noblesse se former des meilleurs plantes humaines sorties du sol de France. Bienheureux les enfants qui pourraient apprendre en de tels spectacles l’histoire de leur pays…
J’espère au moins que, lorsque la compagnie des Comédiens Français demeurera seule à parler notre langue sur une scène de Paris, tous les locaux disponibles ayant été successivement occupés par les cinémas de la Paramount et les acrobates de Rolf de Maré, ce qui ne saurait tarder plus d’un an ou deux, j’espère, dis-je, que, sur ce dernier récif, elle aura l’honneur de planter l’étendard de Bouvines, repeint par Fagus.

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