André Thérive, « Quelques poètes »

  • André Thérive, extrait de « Quelques poètes » in Revue Critique des Idées et des Livres n° 171, 25 août 1920, pp. 457-459  :

Fagus ne publie guère ses œuvres que sous l’aspect fragmentaire. Aussi faut-il attendre encore l’occasion de lui consacrer une étude générale. Sa dernière plaquette est si courte qu’on juge plus vivement les injurieuses rhapsodies dont nous venons de parler et qui consomme tant de papier ; car sinon Fagus, qui de nos jours nourrit envore un génie ? Ce dieu intime bondit, rit et pleure dans ses vers avec une fougue parfois peu réglée, mais toujours harmonieuse : après Villon, Verlaine, Laforgue et Corbière, c’est toujours Fagus qu’il faudra nommer. La Prière des Quarante Heures, détachée de la Guirlande à l’Épousée, est le poème de l’amour et de la maternité, de leurs joies et de leurs deuils. Dans un paroxysme de bonheur ou de souffrance, on y entend, si l’on y prête l’attention nécessaire, des battements de cloche, des pulsations de veines, des rythmes du cœur : tout le monde intérieur et extérieur semble y entrer en danse folle, sans perdre la cadence ; pas un cri désordonné dans ce désordre de cris. Cela ne se résume ni ne s’analyse, car où retrouver l’origine de ces accents populaires ou précieux, sans que jamais s’y remarque le fléchissement de langue où cède parfois Verlaine. Toutes ces pièces sont à lire ; et lues, elles sont retenues, par le même effet singulier qui imprime dans les cervelles « à Saint-Blaise, à la Zuecca » ou bien « quand je considère ces testes ». Citons les départs de quelques-uns de ces branles de lutins, ou de ces caroles de beaux anges :

… Vous voilà donc enfin
Madame la mariée,
Vous voilà donc enfin,
À votre époux liée,
Avec un long fil d’or
Qu’on ne rompt qu’à la mort.

… Contemple-les ces aiguilles
Implacablement tourner,
Contemple-les, ces faucilles,
Aciers de l’éternité.

Je voudrais me rouler par terre,
Effondrer ces voûtes de verre,
Tant je suis, tant je suis heureux ;
Bondir à travers la fenêtre :
Je m’envolerais bien peut-être,
Lui tirer sa barbe au bon Dieu !

Je voudrais pleurer, rire aux larmes,
Embrasser tout vif un gendarme,
Trouver des vers ahurissants,
Crever par jeu toutes mes veines,
Faire de mon corps des fontaines
Pour enivrer tous les passants !
… Je voudrais le tistre des voiles
Avec le milliard d’étoiles
Qui dansent en rond dans les cieux !

On conçoit assez bien que cette poésie fût celle même que cultiveraient aujourd’hui, s’ils ressuscitaient, Rutebeuf et peut-être Eustache Deschamps, car Fagus est plein de science et s’apparente autant à celui-ci qu’à celui-là.
Je ne vois qui lui soit aujourd’hui comparable que M. Charles de Saint-Cyr, poète d’un ton à vrai dire moins monté, et dont les Complaintes, parues il y a un an, renouaient aussi naturellement la tradition médiévale du véritable verlainisme : ce n’étaient point là bacchanales, mais rondes plus douces ; et dans ces petites élégies aux vers précis, mais soudain amollis, élargis, il y avait plus d’appareil psychologique, plus d’analyse ; ce que Sully-Prudhomme eût fait s’il eût su chanter. C’est là une poésie qui peut être aussi artificielle qu’une autre, mais qui ne sonne qu’à la française, j’ajouterais à la chrétienne ; car le monde charnel et plastique ne lui paraît pas moins étranger qu’à Guillaume de Lorris ou à Marie de France. Il faut espérer que cette tradition, à qui les plus épris de nouveauté ne peuvent reprocher d’être scolaire, continuera à couler paisiblement sous nos parterres classiques, comme un bief secret, et pour rafraîchir parfois le jardin. Les historiens devront chercher en Fagus le poète éternel de la foi suppliciée et en M. Charles de Saint-Cyr celui, non mon éternel, de l’amour et de sérénité catholiques.

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