1922 : Frère Tranquille, poème

Publié en 1922 à la Librairie Edgar Malfère, « Bibliothèque du Hérisson ».
190 p.

En regard de la page de titre : « L’auteur et l’éditeur remercient Paul Féval fils et son éditeur d’avoir bien voulu autoriser l’emploi, pour ce poème, d’un titre qui est la propriété de Paul FÉVAL ».

Un avertissement « Au lecteur » : « Ce poème fait partie d’un ensemble, sous l’argument général « STAT CRUX DUM VOLVITUR ORBIS », et qui comporte : / Le Massacre des Innocents (publié en partie sous le titre : Jeunes Fleurs, en 1906) ; — La Guirlande à l’Épousée (publié en 1921) ; — Lucifer (en préparation) ; — Frère Tranquille, que voici ; — Ixion (publié en 1903) ; — La Danse Macabre (publiée en 1920) ; L’Évangile de la Croix et La Croisade de l’Antéchrist (en préparation). / Des fragments en parurent dans les revues, à partir de 1901, et l’intégralité dans La Revue de Hollande, à La Haye, en 1918, par les soins diligents de Madame Henriette Charasson. »

En épigraphe : « IN MEMORIAM / 1914-1918 / et / 29 novembre 1919 ».

Table des matières :

FRÈRE TRANQUILLE

LA DÉVOTION AUX PRINCESSES GARDIENNES, sonate
A la blonde
A la brune
Variations fuguées
Strette :
(Bardit à la princesse blonde
Pean à la princesse brune
Choral à la princesse brune
Linus de la princesse brune
Cantique de la princesse blonde)
Duo héroïque
Finale : Hymne

INTERLUDE :
LE JEU-PARTI DE « FUTILE », d’après M. François Bernouard

 

Le livre et la critique :

  • Paul Aeschimann, in Les Marges, 15 octobre 1922, p. 274 :

L’épopée de la mort. Frère Tranquille est un crâne humain que le fossoyeur a donné au poète. Et le poète met ce crâne dans sa chambre. Un colloque émouvant s’engage :

A nos repas et ponctuel,
Le convive perpétuel
Se balançant froid et placide
Du haut d’un sourire éternel,
Préside.

Et tous les morts défilent à travers cette tête de squelette : les morts d’autrefois, ceux d’aujourd’hui, les vivants qui seront demain cela.
Ce long poème est d’une seule venue. D’un bout à l’autre une inspiration qui ne défaut pas l’anime et le soutient. Ne cherchez pas dans ce livre une perfection marmoréenne. Certains vers détachés peuvent paraître prosaïques. Il ne faut considérer que l’ensemble car, il n’y a pas à dire, c’est du meilleur Fagus :

Ta coupole est la voûte du monde, ô globe frêle !
Sous tes deux prunelles
Tourne l’univers
Comme une féerie ;
Toutes les haleines,
Toutes les chansons
Autour de ce front
S’en vont et s’en viennent,
D’abeilles sans nombre
Rondes éblouies :
Sous tes tempes gronde
Le rythme des mondes.

  • Les Treize, « Les Lettres », in L’Intransigeant, 22 octobre 1922, p. 2 :

Frère Tranquille, c’est peut-être le crâne d’un communard fusillé au Père-Lachaise, en 1871… En effet, c’est le nom donné par Fagus à certain crâne exhumé en avril 1897, non loin du mur des Fédérés et qui, transporté dans le logis bellevillois qu’occupait alors le poète, servit de prétexte à des méditations dont ce livre constitue l’essentiel : un chant lyrique inspiré de la tradition chrétienne sur le péché et sa sanction, la mort.
L’auteur de la Danse macabre et d’Ixion revient sans cesse à ces pathétiques sujets : le doute, la négation, la croyance, l’au-delà, l’immortalité de l’âme. On le sent aussi fervent, aussi instinctif qu’un contemporain de Pierre L’Ermite.

  • Paul Reboux, « Quelques livres », in Comœdia, 25 octobre 1922, p. 5 :

Dans ce siècle où l’écriture à la mode est celle que trace parmi la nue la fumée issue d’un aéroplane, le poète Fagus semble d’un autre âge, âge heureux et charmant. Il a une candeur verlainienne, et rappelle au surplus Verlaine par plus d’un trait, dont celui-ci, par exemple :

Raison, étoile du matin,
Préserve-moi des mauvais rêves,
Préserve-moi, ne t’en va pas,
Et de moi, hélas, et de moi !

Il fait songer aussi aux mystiques de 1880, voire aux héros romantiques de Murger, aux Orientalistes baudelairiens qui rêvaient de « fumer l’opium dans des crânes d’enfants, les pieds nonchalamment étendus sur un tigre ».
Les crânes d’enfants, et même d’adultes, tiennent une grande place dans cet ouvrage. Il y est beaucoup question aussi de fantômes, de spectres, de pendus. Mais c’est avec un art digne de louanges que le poète compose ces évocations macabres, un art à la fois classique et moderne, qui révèle de la culture et de la sensibilité. On en pourrait citer comme preuve ces quelques vers par lequel commence Frère Tranquille, et qui forment, à la page liminaire, quelque chose comme une estampe sur bois, ingénument taillée par un bon artisan :

Dans le vieux cimetière,
Un fossoyeur creusait ;
Il fit jaillir de terre
Un crâne qui dormait ;
Il ne savait qu’en faire,
Moi je le regardais :
— En veux-tu, du vieux frère
Dit-il ? Et j’acceptai.
Nous vidâmes un verre
Au prochain cabaret.

  • Raoul Narsy, « Au jour le jour », in Journal des débats politiques et littéraires, 2 novembre 1922, p. 1 :

Dans le vieux cimetière,
Un fossoyeur creusait ;
Il fit jaillir de terre
Un crâne qui dormait ;
Il ne savait qu’en faire,
Moi je le regardais :
— En veux-tu, du vieux frère
Dit-il ? Et j’acceptai.

Puis, ayant, avec le jovial fossoyeur, vidé un verre « au prochain cabaret », le Poète emporta chez lui le crâne du mort anonyme. Peut-être n’avait-il voulu que s’entraîner à quelque divertissement macabre. C’est la Mort, avec son mystère, avec son angoisse, qu’il introduisait dans sa demeure et lui qu’il livrait en proie à une frénétique possession.
Il tourne vite au tragique, le face-à-face du poète et de ce crâne à l’équivoque rictus qui se balance au plafond où le voilà irrespectueusement suspendu :

Ces spectres d’ivoire éclatant
Nous disent : Jouissez du temps,
Mangez, aimez, riez…

Mais, en même temps que la brièveté de la vie, ils nous dévoilent quelque chose, au delà, quelque chose de fatal, d’obscur et dont l’évocation seule nous glace d’effroi :

Qu’elle nous tient donc fort, la terreur de finir !

Cette appréhension, le poète se défend de la subir ; il se cabre, raillant « la convulsive horreur de l’inconnu qui vient », même il plastronne devant la placide tête de mort :

Moi, ma poitrine et moi, mon cerveau sont robustes
Et j’ose t’honorer sans détourner les yeux
Crâne altier…
Oui, mais pourtant, oui, mais pourtant :
J’ai peur de quelque chose d’obscur qui attend !…
Que peut-il se passer derrière le trépas ?…
Qui me dit qu’au delà de la porte il n’existe
D’affreux sous-sols que tu ne peux me révéler ?

Qu’est-ce donc que cette terreur instinctive, invincible, obsédante, qu’est-ce que ce « lancinant émoi », qui étreignent « l’homme éperdu » devant la redoutable énigme ? Ne serait-ce pas

Un gémissement d’outre-tombe où se mélangent
Les innombrables voix des morts flottant dans l’air ?

Comme elles retentissent lugubrement dans l’âme tout à coup défaillante du poète ! Ce crâne vacillant, ballottant, ce « Frère Tranquille » au bout de sa ficelle, que n’évoque-t-il, qu’il ne présage ?

Je serai comme toi ce soir
Puisqu’ici tout se décompose ;
On me mettra dans un trou noir
Et l’on parlera d’autre chose.
Mourir tout entier, ah ! l’horreur !…

Il reste ce crâne, ces orbites vides, ces dents qui branlent :

O merveille, une vie a pu se blottir là !…
Si petit et si grand ! Tenir si peu de place,
Dans le creux de ma main, là ! et en prendre tant !
Durer quoi ? le loisir d’un éclair ! si fugace,
Si désespérément fugace dans le temps,
Si ridiculement fragile dans l’espace…

Quoi, cela fut un homme ! Une machine qui pensa ! La vie, la pensée, une âme, une âme immortelle, « sous cette croûte impassible » ! Et les images se succèdent atroces, maléfiques, surgies de l’hallucination pure dans une nuit de cauchemar :

J’entendais l’autre tête, en un muet effort
Me soutirer la vie et me pomper mon fluide ;
Puis l’horrible perception que cette tête
Prenait la place de la mienne sur mon corps
Qui progressivement devenait un squelette
Et que ma tête entrait dans la tête du mort…
Étrange impression d’un va-et-vient latent
Et que ce sont sans fin les mêmes corps qui servent.

Le jour a beau renaître et le soleil venir exorciser le phantasme, celui-ci demeure dans la morbide rêverie du poète :

— Ainsi j’ai donc sur mes épaule
(Et je promènerai cela toute ma vie)
Une tête de mort et de la chair dessus :
Ah ! doux Jésus, ah doux Jésus, est-ce assez drôle ?
Et tous ces passants que je frôle
Ont leur tête de mort aussi.
Ils ne s’en aperçoivent plus ;
Moi, songer à cela m’affole.

Il s’affole, cherche à se reprendre, éclate en sarcasmes, en blasphèmes, se contraint à rire, comme on chante « la nuit pour se donner du cœur ».

Allons, ressaisis-toi, pauvre chair trébuchante,
Ressaisis-moi, Raison, fallacieux tuteur !

Ah, combien fallacieux ! Et ce crâne « avec ses deux yeux sans regard » et la muette objurgation de sa présence, qu’il a tôt fait de mettre en déroute cette raison « grinçante » ! Qu’offre-t-elle que des mots « au cœur qui n’en peut plus », quand il suffit que ce « camarade suspendu » vous regarde « du fond de ses trous creux » pour qu’aussitôt on sente autour de soi s’épaissir le mystère et renaître la peur,

La peur, la convulsive peur de l’inconnu :
J’ai peur de quelque chose de hideux, derrière !

Le paroxysme de l’horreur physique semble atteint et, tout à coup, tout se transforme. Voici que cette méditation commencée dans l’épouvante s’apaise peu à peu pour se résoudre en acceptation docile et en suave sérénité. C’est qu’auparavant le poète parlait, s’exaltait, s’insurgeait en homme charnel, et que maintenant, s’étant tu, il entend la parole illuminatrice des morts, ces « innombrables voix des morts flottant dans l’air ».

             D’un coup je discerne
             Ce que veut leur chant…
Austère et tutélaire Mort loyale et juste
Puissé-je t’apporter cœur et cerveau robustes,
Puissé-je m’honorer en toi pour mon salut,
Crâne altier, et finir, sinon ainsi qu’un juste,
Du moins en ouvrier qui fit tout ce qu’il put…

Ainsi s’achève humblement Frère Tranquille, poème étourdissant d’invention et de couleur, colloque poignant, frénétique et édifiant du lyrique Fagus et d’un crâne qui lui a rappris le sens auguste et chrétien de la Mort.

  • Orion, « Carnet des Lettres », in L’Action française, 19 novembre 1922, p. 4 :

A lire Fagus, trois critiques ont avoué qu’ils sentaient le frisson donné par les grandes choses. C’est Raoul Narsy, André Thérive et, peut-être le premier, l’Orionide soussigné. Voici maintenant Henri Martineau qui déclare à qui veut l’entendre que Frère Tranquille (chez Malfère) est le chef-d’œuvre de Fagus, « et peut-être un chef-d’œuvre tout court ».
Mérite de surcroît, ce n’est pas, au vrai, un recueil, mais un volume de vers, un seul poème dont les chants épars abondent et développent tous un même sujet. Qui, lui-même, n’est qu’un fragment dans une œuvre peut-être comparable à la Divine Comédie par l’étendue, par le sentiment chrétien.

Dans le vieux cimetière,
Un fossoyeur creusait ;
Il fit jaillir de terre
Un crâne qui dormait ;
Il ne savait qu’en faire,
Moi je le regardais :
— En veux-tu, du vieux frère
Dit-il ? Et j’acceptai.
Nous vidâmes un verre
Au prochain cabaret.

Voilà présenté notre personnage. Frère Tranquille est l’ombre dont il reste ce vestige, qu’un poète emporte chez lui. Il le loge et le considère. Tout le poème est le dialogue du vivant avec ce reste, de l’homme avec ce signe, qu’on a tort d’oublier.
Les chants se succèdent, mêlant les petits vers bien couplés aux grands alexandrins, remarquables par leur puissance et par leur souplesse, par leur familiarité et par le souffle. Fagus a, tour à tour, quand ce n’est pas en même temps, les deux accents dont la réunion est si malaisée, et chez lui elle semble un jeu : l’accent individuel, celui du poète, né pour dire ce que les autres peuvent tout au plus sentir, et l’accent populaire. Il passe de la sentence gnomique à un air de chanson :

Ta sagesse vaine,
Elle souffle en vain,
Tout revient à moi
Comme au van le grain :
Laisse-moi ma peine,
J’ai trop de chagrin.

Les chants se succèdent, mêlant la vie personnel du poète aux phases de la vie de la planète. Tout est vie sur la terre, et donc tout y est mort. La même matière sert indéfiniment aux êtres qui la puisent dans ce vaste réservoir dont il semble que la croûte bouge sous les pieds, parce que tout y est liquéfaction, instabilité, passage. Tableau du monde, qu’on ne peut lire sans effroi, à moins qu’une divine Espérance intervienne pour changer l’horreur en extase.
Après que vos cheveux ont tressailli, Fagus vous apaise, du moins si vous partagez sa foi. C’est un honnête homme, il sait rire aussi.

  • Jean-Toussaint Samat, « Pour lire… », in Le Petit Marseillais, 27 novembre 1922, p. 3 :

Et, puisque j’y suis, dans le coin des poètes, voici Fagus. Celui-ci médite, avec, comme Hamlet, un crâne dans la main. Il a appelé ce crâne inconnu, exhumé non loin du Mur des Fédérés, au Père-Lachaise, et conservé par lui, dans sa petite maison de banlieue, Frère Tranquille. En regardant ce pauvre crâne, qui est peut-être celui d’un communard, peut-être celui d’un conservateur, l’imagination de Fagus, va, va, et lui inspire de très beaux chants pathétiques et poignants, inspirés par la tradition chrétienne sur le péché, sa sanction, la mort, le doute, la négation, la croyance, l’Au-Delà, l’immortalité de l’Âme… enfin, un tas de choses très pathétiques et ferventes, mais qui sont et resteront encore longtemps sujet à discussions et à… méditations poétiques ou autres.

  • Henri Martineau, « Les Poèmes », in Le Divan, décembre 1922, pp. 598-599 :

On se souvient de ce vieux cul-de-lampe décrit par Baudelaire :

L’amour est assis sur le crâne
De l’Humanité…

il conviendrait de le placer en frontispice du nouveau poème de Fagus. Nouvel Hamlet sur la tombe d’Yorick, la tête de mort à la main, le poète de la Danse macabre reprend l’éternel dialogue de notre destinée : être ou ne pas être, c’est là la question.

Et maintenant, creuset de toutes les merveilles,
Et maintenant que tes deux soleils sont deux trous,
Que tu n’as plus de nez, que tu n’as plus d’oreilles,
Que langue et palais sont dissous,
Que de tes dents la colonnade est en déroute
Où reste par oubli quelque épave debout,
Que volatilisé ton cerveau goutte à goutte
Vogue en dérive on ne sait où ;
Qu’à la place des yeux règnent vide et ténèbres
Et sous les dents un silence terrifié,
Que l’électrique arbre de vie en tes vertèbres
S’est pour toujours pétrifié ;
O ruine inhabitée sans insecte et sans herbe,
Où l’air, les vers, la terre ont tour à tour passé,
Solitude honnie, honteusement superbe
Et ton sanctuaire, ô Pensée !
Ta misère est la nôtre et l’ombre de notre ombre,
Ta torche éteinte est l’astre qui s’obstine en nous :
Devant ton monument de grandeur en décembre,
Silence et agenouillons-nous.

Sur l’énigme de la mort ainsi posée, tout un poème d’une admirable ampleur déroule ses vers audacieux et magnifiques. Un cœur plein d’angoisse y converse avec un crâne décervelé, sans obtenir d’autre réponse qu’un ricanement perpétuel. Devant ce qui fut le tabernacle d’une intelligence, le poète, nous venons de le lire, allait se prosterner. Mais l’esprit du doute réplique aussitôt :

Folie ! et devant quoi si rien n’est là, qu’un trou !

Mais ni l’orgie ni le blasphème n’apportent l’oubli ou la certitude, et les interrogations succèdent aux rêveries les plus formidables, pour s’achever dans une prière, la plus simple et la plus confiante. Fagus dans toute la force du terme est un poète chrétien, et non point un de ces vagues spiritualistes qui croient donner de l’élan à leurs strophes fades et chancelantes en s’écriant : Seigneur, ou de ceux chez qui, pour mieux glorifier Dieu, le soleil se nomme pompeusement Apollon, Mars la guerre, et Vénus le plaisir. Depuis Verlaine et ses sonnets grandioses, son cri frémissant emprunté de saint Augustin : Moi, vous aimer, Seigneur, êtes-vous fou ? Jamais plus merveilleuses paroles n’ont jailli d’une âme ivre de sa foi et qui réentend Dieu.

Heure à heure, je meurs et tout meurt par le monde
De ce que je nommais la vie en blasphémant :
Âmes des morts, emportez-moi dans votre ronde,
Anges, morts délivrés qui seuls êtes vivants ;
Aspirez-moi de tout l’effort de vos prières,
Communion des morts, communion des saints,
Comme un rayon de plus à l’orbe des lumières
Dont la sphère tournoie au pied du Saint des saints ;
D’avance et sans regret, j’adresse à toutes choses
L’adieu du naufragé qui sombre sans effort
Coule, radeau d’un soir, tombez, senteurs des roses,
Mourez, mon bloc charnel qui déjà sent la mort !

Nous possédons en Fagus le dernier poète pour qui chanter n’est pas un jeu, mais effusion brûlante du cœur.

  • Louis Payen, « Chronique littéraire », in La Presse, 2 décembre 1922, p. 2 :

Avec M. Fagus, nous entrons dans la poésie tourmentée, aux accents âpres et souvent terribles. Auteur d’une œuvre nombreuse et importante, M. Fagus est plein d’ombre et de lumière. Sa poésie qui vous emporte vers les plus hautes méditations est pareille à un gros nuage tout chargé d’éclairs rayonnants. Elle vous précipite dans des obscurités de pensée, d’expression qui vous peinent et vous déçoivent et tout à coup elle resplendit magnifiquement. Poète imparfait mais tumultueux, abondant, inspiré, M. Fagus dresse dans le monde poétique une figure personnelle et originale. Le temps le mettra sans doute sur un degré plus élevé que celui où il est arrivé aujourd’hui. Son « Frère Tranquille » n’est autre qu’une tête de mort devant laquelle le poète médite, avec laquelle il converse et dont la vue inspire ses fièvres, ses terreurs et ses cauchemars. Il y a là de hautes paroles et l’inquiétude éternelle de l’homme devant la mort s’y exprime en de larges et beaux vers :

S’il est vrai que tu vis encore, ô mort si triste,
S’il est vrai que c’est toi qui viens m’interpeller,
Qui me dit qu’au delà de la porte il n’existe
D’affreux sous-sols que tu ne peux me révéler ?
Qui me dira si l’angoisse indéfinissable
Nous bourrelant le cœur nous ne savons pourquoi,
Venant on ne sait d’où, obsédante, inchassable,
Et qu’on ne peut saisir, ce lancinant émoi,
N’est pas la confidence en une langue étrange,
Intraduisible pour nos oreilles de chair,
Un gémissement d’outre-tombe où se mélangent
Les innombrables voix des morts, flottant dans l’air ?

  • Noël Ruet, « Quelques livres », in La Revue sincère, 15 décembre 1922, pp. 201-203 :

J’ai parlé longuement ailleurs de la Danse Macabre et de la Guirlande à l’Épousée, de Fagus. Voici Frère Tranquille. Ce volume, comme les précédents, fait partie d’un ensemble sous l’argument général « Stat Crux dum volvitur orbis ». Certains poèmes en ont été écrits en 1901. En moins de deux ans M. E. Malfère, l’intelligent et artiste éditeur d’Amiens, fait paraître trois volumes de Fagus. D’autres suivront. Qu’il en soit loué ! Il a raison d’avoir foi en ce poète.
Dans le vieux cimetière de la commune où habitait alors Fagus, un fossoyeur creusait. Au moment où le poète passe, il fait jaillir de terre un crâne. En veux-tu, du vieux frère, dit le fossoyeur ? Le poète accepta. Et ce crâne, il l’appela son « frère tranquille ». Il l’a pendu dans sa chambre de travail. Les femmes crient et se détournent, les petits enfants ont peur en le voyant osciller au bout d’un fil. Mais il est le compagnon du poète, son convive perpétuel. Il a suffi de cette macabre fantaisie pour que Fagus compose un long poème sur la mort, la croyance, le doute, la négation, l’angoisse devant l’au-delà. La prodigieuse diversité de ce lyrique donne à ses méditations de multiples accents. Le ton est tantôt grave et âpre, tantôt fervent et radieux, tantôt sarcastique et narquois. D’autre part, la sensualité la plus effrénée et la candeur la plus séraphique y offrent de curieux contrastes. Sans compter que les vers de Fagus ne puisent pas seulement leur pathétisme dans l’ardeur et la fougue de sa sensibilité. L’idée a une grande part dans ses pièces. A cause d’elle, il risque quelquefois d’être monotone. D’autant plus qu’il fait parfois long. Mais aussitôt un poème comme celui-ci ranime notre émerveillement, force notre admiration :

— Il y eut donc sur cette horreur
De la chair, du sang, des cheveux ;
Dessous chauffait une cervelle,
Un peu plus bas, chantait un cœur
Et cela battait sous les cieux :
— Tourne, tourne, ma cervelle,
Viens et va et bats, mon cœur !
Un sang bondissait par les membres :
Les membres, où sont-ils, mon Dieu ?
Cela passait dans le soleil.
C’était triste, c’était joyeux,
C’était peut-être aimé des belles :
— Tourne, tourne, ma cervelle,
Viens et va et bats, mon cœur !
Tout ça se cherche quelque part
Et fermente et n’a plus de nom,
Plus de mémoire et de pensée,
Tout ça peut-être souffre encor,
Tout ça peut-être bien s’appelle :
— Tourne, tourne, ma cervelle,
Viens et va et bats, mon cœur !
O vous tous, mes frères, mes sœurs,
O mes amis, je dois mourir ;
Heure par heure tout se meurt,
Et vous n’y pouvez rien et rien,
C’est en vain que je vous appelle :
— Tourne, tourne, ma cervelle,
Viens et va et bats, mon cœur !
Je serai comme lui ce soir,
Puisqu’ici tout se décompose ;
On me mettra dans un trou noir :
Et l’on parlera d’autre chose.
Mourir tout entier, ah ! l’horreur !
Et la vie, ô fleurs ! est si belle !
— Tourne, tourne, ma cervelle,
Viens et va et bats, mon cœur !

Frère Tranquille est suivi de la « dévotion aux Princesses gardiennes » et du « Jeu-parti de Futile ». Cette dernière partie du livre permet de saisir sur le vif l’habileté du métier de Fagus. Ce poète, qui rappelle parfois Verlaine — même dualité de l’âme, même candeur, même sincérité — est aussi un de nos poètes les plus cultivés et les plus adroits. Sous le titre « Futile », M. François Bernouard a traité jadis un charmant sujet en vers libres. L’idée vint à Fagus de le transposer en vers réguliers.
Voici un exemple de ce jeu gracieux :

Ni la violette ni la rose
Ni le réséda vert et rose
Ne possèdent une douce odeur
Aussi subtile
Futile
Que celle de la fleur
Du lilas blanc
De vos flancs.

— La violette ni la rose
Le réséda vert et rose
N’ont odeur aussi subtile
Que ton frêle corps, Futile,
Et la fleur de lilas blanc
Qu’immortalisa ton flanc.

M. Fagus parvient à rendre le vers traditionnel aussi flexueux et aussi musical que le vers libre. Au fond, il n’y a que des vers de vrai poète. Fagus en est un de la meilleure race.

  • ?, « Les meilleures nouveautés », in Romans-revue : revue des lectures, 15 décembre 1922, p. 936 :

Fagus reprend l’un des thèmes, et aussi les règles de versification de François Villon, dans cette curieuse et forte méditation sur la mort. « Frère Tranquille », c’est le nom donné par le poète à un crâne humain, cadeau d’un fossoyeur. Et longuement, devant ce crâne, Fagus songe ; il sent la peur le mordre, et il y a une vraie puissance dans cette macabre description d’une âme envahie par l’épouvante. Finalement, le calme renaît avec l’acceptation chrétienne. Le sujet est beau, profondément prenant, il est traité avec un vrai talent ; ajoutons que le livre n’est pas fait pour tous, et s’adresse aux esprits mûrs et sérieux.

  • Charles Le Goffic, « La Vie des Lettres », in La République française, 29 décembre 1922, p. 3 :

Gilbert Charles rappelait ici même, il y a quelques jours, que Fagus, le savoureux Fagus, si bon néo-classique qu’il fût, ne laissait pas d’en vouloir un peu à la Pléiade pour ce qu’elle nous avait « détournés de nos sujets nationaux » et fait endosser un vêtement, une mythologie et des sentiments qui n’étaient point les nôtres. Eh bien ! Fagus doit être content et nous voilà qui réintégrons grand train nos coquilles. Lui-même prêche d’exemple et le beau poème qu’il vient de nous donner sous le titre de Frère Tranquille, suivi de la Dévotion aux Princesses gardiennes et du Jeu-Parti de Futile fait bon marché pour la langue, le tour, le rythme et les idées de tout ou presque tout ce qui s’est publié chez nous depuis le XVe siècle. Fagus pourrait dire à la manière du héros de Ponson du Terrail : « Nous autres, poètes du moyen âge ». En fait, c’est à Villon surtout qu’il ressemble, à Villon et… à Tristan Corbière dont il a le je ne sais quoi de saccadé, les raccourcis et les brusques ellipses, l’obscurité aussi parfois et l’entortillement, non par bonheur l’incorrection.
Mais Corbière déjà était si peu de son temps ! Et lui aussi, dans certaines stances ineffables de sa Rapsode foraine, faisait songer à Villon et à ses merveilleuses octaves : c’est quand il consentait, par grande faveur, à ne pas vouloir « épater la galerie ». Fagus, j’imagine, ne songe nullement à nous « épater » (sans cela se cacherait-il si soigneusement sous son pseudonyme ?), et il est toujours sincère, même quand il proteste qu’il l’est le moins. Vous vous rappelez les vers de maître François :

Quand je considère ces textes
Entassés en ce charnier…

Même décor, ou à peu près, chez Fagus :

Dans le vieux cimetière
Un fossoyeur creusait ;
Il fit jaillir de terre
Un crâne qui dormait.
Il ne savait qu’en faire ;
Moi, je le regardais.
— En veux-tu, du vieux frère ?
Dit-il. Et j’acceptai.
Nous vidâmes un verre
Au prochain cabaret…

Ce crâne, c’est précisément celui de Frère Tranquille ; Fagus l’emporte, le pend au plafond de sa chambre où il se balance, tels une bouée, un crabe, une araignée, une lune, une toupie (le poète n’est pas en reste de métaphores), et ce sont les réflexions inspirées par sa contemplation de tous les instants qui font la trame du poème. Trame assez lâche, j’en conviens, ce qui est dû, peut-être, à l’extrême variété des rythmes employés par l’auteur. Cela va de l’alerte pentésyllabe, que Fagus manie avec une grâce particulière :

Je suis saoul de mots,
Madame, et j’en meurs,
Et les seuls qu’il faut
Ont fui de mon cœur…

au majestueux alexandrin philosophique de la *Supplication du crâne :*

Oh ! laisse-moi me taire enfin ! Épargne-moi,
Sois bon, restitue-moi au calme de la terre ;
Laisse dissoudre en paix d’obscurs os superflus.
Inguérissable enfant gâté, tu veux connaître
Ce que j’étais, ce que je suis ? Je ne sais plus
Et jamais plus que toi n’ai su. J’ai cessé d’être.
Je reste un résidu du sol et rien de plus.
Oh ! laisse ! laisse-moi retourner à la terre,
Au facile devoir d’avant les jours d’Adam…

Et, en transcrivant ces vers, j’éprouve comme il est malaisé de donner une exacte idée d’un tel poète qui ne vaut que par l’ensemble, le mouvement général de l’inspiration.
Voici, cependant, un tercet qui, même isolé, conserve toute sa mystérieuse splendeur :

A l’ombre, Lychnis meurt comme une fleur se penche ;
Mais le rayonnement de la corolle blanche
Suffit pour éblouir l’ombre de sa pâleur…

J’accorde, du reste, que ces trois derniers vers n’ont plus rien d’archaïque et qu’ils n’étonneraient pas autrement chez Banville ou chez Samain. Mais Fagus est l’homme des surprises : c’est Villons, vous disais-je et, c’est aussi Hamlet, le docteur Faust, Albertus ; ce pourrait même être, suprême avatar, Triboulet et Bazouge.
C’est surtout un admirable poète.

  • Pierre Bonardi, « La Semaine littéraire », in L’Ère nouvelle, 29 décembre 1922, p. 2 :

Dans le vieux cimetière,
Un fossoyeur creusait ;
Il fit jaillir de terre
Un crâne qui dormait ;
Il ne savait qu’en faire,
Moi je le regardais :
— En veux-tu, du vieux frère
Dit-il ? Et j’acceptai.

Le poète Fagus ayant adopté ce crâne, le pendit en l’air sous le plafond et le nomma « Frère Tranquille ».
Entre Fagus et Frère Tranquille, s’engagent alors d’étonnants colloques.
Des images puissantes illuminent des considérations philosophiques désenchantées :

O nature ! O charnier fleuri !
………………………………………
Ta coupole est la voûte du monde, ô globe pâle !

On retrouve dans une pièce magistrale le souci de la continuité exposé par Samuel Butler et qui fait dire à Fagus :

« Et ce loyal boucher, il mène à l’abattoir
« Ses propres grands aïeux montés sur quatre pattes »
…………………………………………..
Spirale d’avatars aisée à concevoir :

Heureusement, Samul Butler nous guérit de ce remords, en affirmant que l’œuf humain par manque d’habitude, ne saurait produire autre chose qu’un homme. (Cf : La vie et l’habitude. Nouvelle revue française).
Mais l’homme ne se gêne guère pour tuer son semblable !
La conclusion de ces colloques est émouvante et louable :

Austère et tutélaire Mort loyale et juste !
Puissé-je…
                   … finir sinon ainsi qu’un juste,
Du moins en ouvrier qui fit tout ce qu’il put
Ainsi soit-il !

Admirons Fagus solide comme l’arbre au cœur incorruptible et poète-né. Louons son inspiration et son verbe libre et harmonieux […]

  • André Fontainas, « Les Poèmes », in Mercure de France, 1er janvier 1923, p. 179-180 :

Stat Crux dum volvitur orbis, argument d’un ensemble de poèmes que nous promet M. Fagus, s’enrichit, après Ixion, la Guirlande à l’Épousée, la Danse Macabre, d’un volume nouveau, présenté, comme les deux derniers, par la charmante « Bibliothèque du Hérisson » : Frère Tranquille suivi de la Dévotion aux Princesses Gardiennes et du Jeu-Parti de Futile. C’est une profonde et amère méditation sur la mort, dans un esprit extrêmement religieux, sans doute, mais sans cesse traversé d’affres, de tentations, de lassitude, de dégoût, de mouvements de la chair et de concupiscences vaines. Ah, se plonger dans un travail patient, minutieux et acharné, mais cela encore n’est-ce, comme le reste, illusion ? Et le poète s’obstine, s’applique, parfois s’insurge, se blottit au plus chaud de sa foi, se crucifie d’amour, de doute, d’extase ; son libre chant tantôt est saccadé, menu, haletant, troublé de fièvres et de craintes, tantôt s’élargit en hymnes larges de compassion où s’abandonne tout entier au chant radieux des espérances suprêmes. Et quel cri parfois de douloureuses pitiés :

Minuit, décembre, il gèle, une lune se traîne,
Défigurée, à même un flot blême de nues ;
La neige ainsi qu’un lait de choux gerce la plaine :
O Marie-Antoinette, ô reine entre les reines,
O martyre au cou blanc, qu’êtes-vous devenue ?

Et soudain, propos lugubre sur la tête de mort, apparaît ceci :

Il y eut donc sur cette horreur
De la chair, du sang, des cheveux ;
Dessous chauffait une cervelle,
Un peu plus bas chantait un cœur
Et cela battait sous les cieux :
Tourne, tourne, ma cervelle,
Viens et va et bats, mon cœur !..

M. Fagus ne se montre pas que trépidant, angoissé. Il construit ses poèmes en manière de symphonie sans cesse reprise et soudain interrompue. Nul n’excelle mieux à créer une atmosphère où il entraîne et accable l’imagination de son lecteur.

  • José Germain, « Les Poètes », in Le Matin, 11 janvier 1923, p. 7 :

Il faudrait faire à Fagus une place à part et une place d’honneur dans la poésie actuelle. Homme étrange, que l’on contemple parfois dans un lointain de moyen âge, par l’extraordinaire virtuosité et la rude saveur de son verbe original, et qui, parfois, semble aller devant nous, par la profondeur et comme une sorte de violence philosophique. Frère Tranquille, cet entretien hypershakespearien avec un crâne, cette âpre méditation sur la vie et la mort, qui s’assouplit par instant en des douceurs verlainiennes, sollicite le mot de chef-d’œuvre. Pourquoi ne point le prononcer ?

  • Marius André, « Les Poèmes », in La Muse française, 10 mars 1923, pp. 174-176 :

Sous le titre latin et catholique de Stat crux dum volvituf orbis, M. Fagus a conçu un ensemble de poèmes dont quatre ont été publiés : La Guirlande à l’Épousée, Ixion, La Danse macabre et Frère Tranquille ; quatre autres, Le Massacre des Innocents, Lucifer, l’Évangile de la Croix et La Croisade de l’Antéchrist, sont encore inédits. Avant même qu’un seul volume eût paru, la publication de fragments dans diverses revues avait attiré sur l’attention des lettrés amoureux de la bonne poésie française, et Fagus devenait peu à peu une des figures les plus intéressantes, les plus sympathiques, de notre monde des lettres. Les espoirs qu’on mettait en lui dès ses débuts n’ont pas été déçus. Aujourd’hui, en présence d’une moitié de son cycle de poèmes autour de la Croix, on attend la seconde avec autant de confiance que d’impatience.
Frère Tranquille, le volume paru récemment, est peut-être supérieur aux trois précédents. Il nous raconte le drame intérieur d’un homme qui n’a plus la foi et qui du doute et de la négation s’élève à l’affirmation et à la croyance.

Dans le vieux cimetière
Un fossoyeur creusait;
Il fit jaillir de terre
Un crâne qui dormait;
Il ne savait qu’en faire,
Moi je le regardais :
— En veux-tu, du vieux frère,
Dit-il ? Et j’acceptais.
Nous vidâmes un verre
Au prochain cabaret.

Voilà de la bonne poésie d’inspiration populaire : Fagus excelle en ce genre, et en d’autres aussi.
Le poète emporte chez lui le crâne du « vieux frère », et c’est devant cette tête de mort qu’il se livre à des réflexions tour à tour amères, bouffonnes, sarcastiques, plaisantes, émouvantes sur la vie et sur la mort, sur ce monde et sur l’au-delà ; il cause même avec elle. Tout-à-coup, une idée fantastique lui vient : l’esprit peut à sa façon

Suivre l’état civil d’une illustre charogne.
Et, pourquoi non ? la voir, tous les temps révolus,
Se reconstituant l’être qu’elle reçut,
Reprendre sans savoir sa première besogne :
Et si ce crâne était… Dieu ! pas un mot de plus !

L’incroyant recule, effrayé par la supposition qu’il vient de faire et qu’il n’ose formuler ; mais il en est tellement obsédé qu’il finit par s’écrier :

Oui, ce crâne pareil aux milliards de crânes
Qui rôdent dans la terre ou végètent dessus,
Symbole du néant que je suis, et qu’il fut,
Je songe, obsession absurde, impie, insane :
Et si ce crâne était le crâne de Jésus !

Ici, le scrupuleux Fagus écrit en note : « Ne pas oublier que c’est un incroyant qui parle ». Et, sur ce thème, sur cette supposition à la fois impie pour un catholique et absurde, il écrit une vingtaine de strophes qui sont parmi ses plus belles. Puis l’incroyant ricane et va chercher, dans la débauçhe, un dérivatif à des pensées de plus en plus lancinantes :

Rien tel pour remettre d’aplomb
Une cervelle qui vacille
Qu’une débauche prise à fond.

Mais c’est en vain ; la vision le suit partout, nuit et jour. La vérité finit par triompher. Après des luttes, des hoquets et des blasphèmes, il entend, il comprend la voix des morts ; il se renouvelle, il « réapprend Dieu ». Il prie. Des vers de Rimbaud et de Verlaine se mêlent alors à ceux de Fagus :

Une soif malsaine
Obscurcit mes veines,
Vierge ma marraine.
…………………………….
Est-ce que l’on prie
La Vierge Marie ?
Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir.

Le poème se termine par cette invocation :

Austère et tutélaire Mort, loyale et juste,
Puissé-je t’apporter cœur et cerveau robustes,
Puissé-je m’honorer en toi pour mon salut,
Crâne altier, et finir sinon ainsi qu’un juste,
Au moins en ouvrier qui fit tout ce qu’il put :
Car je sais trop, mon Dieu, nos ardeurs être infirmes
Pour fort se veuille un cœur ! Quand descendra mon soir,
Ex-voto de l’humain délire, arche sublime,
Convive ne craignant plus la mort ni le noir,
Je me conformerai humblement au grand somme,
Sous ton aile muette et te remerciant,
O grand’mère la Mort, et ma fin de brave homme
Se fasse — aussi ma vie ! — un acte édifiant.
Ainsi soit-il.

Vraiment ce Fagus est un poète, un vrai, et, malgré quelques négligences — voulues, d’ailleurs — et, çà et là, des vers rugueux, un des poètes les plus admirables de notre temps, un des plus profonds, un
de ceux qui puisent leur inspiration dans les « sources sincères » (sinceri fontes) de la poésie.

  • Paul Fierens, in La Nouvelle Revue Française, juin 1923, p. 951 :

L’écrivain s’adresse à une tête de mort. — Je pense au tableau célèbre qui est à Bruxelles, au Musée Wiertz ; un guide l’expliquait : « Jeune fille contemplant son squelette ». — Fagus ne va pas jusque-là, mais il dit au joli crâne : tu fus peut-être Marie-Antoinette, ou « l’un de mes pairs » (!), Baudelaire, Rimbaud, ou Jésus (pourquoi pas ?), ou le père dénia maîtresse… On devine à quels développements de pareilles imaginations conduisent un poète disert, un peu trop bavard à mon goût.
C’est aux derniers poèmes de Victor Hugo que je songe maintenant : fantaisie qui se veut macabre et n’est le plus souvent que burlesque (la tête de mort vient tout à coup se poser sur les épaules de l’auteur), discours bourrés de lieux communs, émaillés d’expressions assez fortes.
J’admire chez Fagus la volonté de construire (qu’ils disent) une œuvre de proportions géantes. Il est beau de se mesurer avec les « grands sujets ». Tout le monde ne peut les rajeunir, mais comment reprocher au poète de ne pas beaucoup « repenser » ce qu’il dit ? Ce n’est pas son affaire, sans doute. Fagus a du moins le mérite de mettre en valeur, dans un langage rude et pittoresque, des idées courantes, tantôt païennes, tantôt chrétiennes, sur la mort et la vie.

  • Gaston Picard, in Le Monde Nouveau, 1er juin 1923, p.296 :

M. Fagus, m’a-t-on conté, a jeté au feu un mien livre. Je ferai relier Frère Tranquille. Ces soliloques d’un poète devant le crâne qui porta Hamlet à philosopher, tendent à une manière de génie par le sens profond qu’ils décèlent du néant des choses humaines. L’accent dépouillé du verbe, l’expression familière, comme bonhomme, du contemplatif, font de ce poème remarquable d’unité, une figure du Moyen-Âge, qu’aurait revue, je ne dis pas corrigée mais engraissée, un poète du symbolisme. Les sanglots longs des purs violons verlainiens forment la basse à cette symphonie, dont M. Fagus est le musicien, rompu à toutes les subtilités et, à toutes les cadences de l’art. Un tel livre est le bréviaire des authentiques chrétiens que le libre choix de l’épithète n’effareront pas. Il ne cesse pas d’être classique, au sein d’une fantaisie brillante.

  • Jean-Louis Vaudoyer, « La Poésie », in La Revue hebdomadaire, 4 août 1923, pp. 104-105 :

Plus encore que M. Fernand Gregh, M. Fagus obéit, si l’on peut dire, à son inspiration. Il ne choisit pas ; il entasse. Son livre fait penser à ces éventaires de foires où ceux qui savent chercher trouvent un objet précieux à côté d’un morceau de paillon ; un petit fragment de marbre ou d’onyx à côté d’un débris de plâtre. Frère tranquille évoque ce cloître que l’on va visiter au-dessus de Naples ; cloître surabondant de fleurs, d’arbustes, autour desquels des balustrades, des colonnades, des arceaux, des pilastres, des corniches, des portiques, sont surdécorés de têtes de mort. Tout le livre n’est qu’une grande variation sur le thème du crâne, que, dans le cimetière, tient Hamlet. Parmi ces variations, certaines ne valent pas grand’chose, mais d’autres, sur le ton des chansons populaires, ont un accent pathétique et fort, et d’autres encore, haletantes, palpitantes, tranchées d’ombres et de lumières, ressemblent à ces noirs tableaux de Tintoret, ou mieux encore aux Valdès Léal des églises d’Espagne, qui allèchent par leur horreur. Ce livre étrange et attachant s’achève par un grand morceau en vers réguliers qui contient des beautés admirables :

…Heure à heure je meurs, et tout meurt par le monde
De ce que je nommais la vie en blasphémant ;
Âme des morts, emportez-moi dans votre ronde,
Anges, morts délivrés qui seuls êtes vivants…
D’avance et sans regret j’adresse à toutes choses
L’adieu du naufragé qui sombre sans effort :
Coule, radeau d’un soir, tombez, senteurs des roses,
Mourez, mon bloc charnel qui déjà sent la mort !…

  • Georges Le Cardonnel, « Les Poètes », in Le Journal, 3 septembre 1923, p. 3 :

M. Fagus, qui avait déjà une œuvre assez importante, vient de publier, ces derniers mois, la Danse macabre, la Guirlande à l’épousée, tout récemment, Frère Tranquille, et un étonnant Essai sur Shakespeare. Il est entre tous nos poètes d’aujourd’hui l’un de ceux qui ont le plus de génie. Si le public ne le sait pas assez, c’est qu’on ne l’a pas assez dit. Et je me demande ce qu’on attend.
Fagus, c’est le poète du terroir de France d’où sont sortis les imagiers de nos cathédrales. C’est leurs gargouilles et leurs saints que sa poésie anime pour les faire descendre parmi nous. Il nous chante le tragique drame humain, la comédie souriante qui aboutit au drame inéluctable de la mort. Fagus, ce n’est certes pas un élégiaque. Il ne joue pas de la flûte. Il nous ferait bien plutôt entendre la trompette du jugement dernier. Avec Frère Tranquille, nous écoutons les divagations d’un homme en présence du mystère d’un crâne trouvé dans un cimetière, et qu’il a emporté chez lui. Après avoir bien divagué, l’homme raisonne, et le poème se termine par la plus noble, la plus simple, la plus humaine des élévations.

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