André Mabille de Poncheville, « Un poète croyant : Fagus »

  • André Mabille de Poncheville, « Un poète croyant : Fagus », La Croix, 31 décembre 1933, p. 6 :

Un fait divers de Paris a attristé profondément les lettrés catholiques. Fagus est mort le 9 novembre écrasé par un camion — il l’avait pressenti, — et dans sa rue, à sa porte. Hugo a parlé dans les Contemplations de cette roue universelle

Qui ne peut se mouvoir sans écraser quelqu’un.

Or, en ce modeste piéton à pèlerine, un poète a disparu qu’on n’oubliera pas de si tôt, dont la renommée grandira même sans doute au fur et à mesure que le temps accomplira son œuvre, effaçant les redites et rejetant les scories. Les plus difficiles alors seront bien obligés de convenir qu’il y avait mainte perle dans le fatras — n’employons pas un mot plus sévère — de cet Ennius chrétien.
Qui sait ? On placera peut-être un jour sur le même rang telle ballade fameuse de Villon et telle autre de Fagus dédiée à la Vierge :

Par-devant vous j’invoque dans ma peine
Sœur Mélanie à qui parla Jésus,
Et Bernadette à qui sous la fontaine
Par dix-huit fois vous êtes apparue…
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Reine des cieux, régente terrienne,
Ai-je tout dit ? Je ne vois rien de plus,
Que vous prier de redire à Jésus,
Qui fut si bon à la Samaritaine :
Je meurs de soif auprès de la fontaine.

De son vrai nom, Georges Faillet, fils d’un communard réfugié à Bruxelles, Fagus était né dans cette ville le 22 janvier 1872, sous les cloches de Sainte-Gudule, a-t-il écrit lui-même. Et son vœu le plus cher, le voici :

Je demande à Dieu pour faveur suprême
De m’ensevelir, et tous ceux que j’aime,
Fini mon labeur d’amour et de foi,
Notre-Dame de Paris, devers toi.

On peut dire qu’il a vécu entre deux cathédrales, et que ses trois principaux poèmes, la Guirlande à l’épousée, Frère Tranquille, la Danse macabre, s’apparentent de près à l’art des grands maîtres d’œuvre gothiques.
Donner une idée de l’ensemble touffu qu’ils constituent n’est point chose aisée. Il faut y pénétrer en s’efforçant de suivre l’axe de la nef principale, parmi les « rayons et les ombres » que projettent les vitraux ; il faut regarder au passage cent sculptures naïves, célestes, baroques, terrifiantes, tels les monstres qui se tordent aux chapiteaux. Il faut écouter les chants qui s’élèvent, voix pures et frêles, extatiques, voix graves et fortes, voix insidieuses parmi lesquelles se glisse celle même du tentateur, de Satan apparu dans l’ombre d’un pilier à Marguerite. Par la rançon de la foi invincible du poète, c’est trop souvent son impureté ; et son ample épopée catholique, perpétuelle méditation sur le péché, sur la vie et sur la mort, n’est accessible qu’à ceux qui s’y présentent armés.
Il faut choisir, une anthologie rendrait ici les plus grands services. J’y placerais sans hésiter une pièce telle que Bénédiction, où Fagus tempère l’amertume qui lui vint des hommes par la joie reçue de Dieu.

O mon fils, de ce nom j’ose encor te nommer
Puisque je te sens mien pour encor quelques heures ;
Les hommes vont descendre en chœur te réclamer,
Et tu seras leur proie jusqu’à ce que tu meures.

Ton nom sera porté sur un livre d’écrou,
Tu seras vacciné comme un bétail qu’on marque,
Et ton signalement t’escortera partout,
Jusqu’à l’embarquement dans l’angélique barque.

Pain trempé de ton sang, de ton fiel et tes larmes,
Tu mangeras ton pain aux sueurs de ton front,
Ce famélique pain, comme tous en voudront,
Vous vous l’arracherez sous le poing des gendarmes.

Ta femme et toi, pour dot, quand tu te marieras,
Échangerez le deuil, l’angoisse et la misère ;
Le puits sans fond aux flancs duquel tu tourneras
T’apprendra que l’enfer commence sur la terre.

Et vous vous aimerez ; des enfants vous viendront,
Et vous les bénirez comme je fais moi-même,
Et sur vous sans vieillir les siècles tourneront,
Ramenant chaque fois le sanglotant baptême.

Mais si Dieu veut, nous nous retrouverons enfin,
Délies du fardeau des terrestres misères,
Dans le ravissement sans mesure et sans fin
Et le vertigineux repos dans la lumière,

Par delà la souffrance et les bonheurs humains.

De tels accents, qui ne sont pas rares dans l’œuvre de Fagus, l’absolvent et le glorifient. Que l’on ouvre Frère Tranquille ou la Danse macabre, au-dessus du crâne humain, cet objet d’éternelle méditation, au-dessus même de la ronde infernale de la chair, on voit la croix toujours debout qui domine le monde. Stat Crux dum volvitur orbis.

Pauvre Fagus ! Répondant à une enquête en 1924, il disait amèrement : « Je suis de ceux qui ne se sont pas réalisés, en dépit de quels efforts ! Pour mes vers, il m’a fallu concasser de grands ensembles lyriques en menues pièces, que je ressoude comme je peux. Bref, un raté, et combien ! »
Non, loin de là ! Mais le temps lui a manqué pour corriger et compléter son œuvre. Il n’a pu écrire, comme il le souhaitait, l’Évangile de la croix ; et peut-être en eût-il été digne, car il avait souffert. Admirons que son instinct poétique guidé par sa foi l’ait souvent tiré de la boue originelle dont tout homme garde l’empreinte, l’ait fait monter si haut parfois et que son œuvre, cathédrale inachevée, sans doute, en soit une, cependant. On ne refuse pas ce nom à celle de Beauvais qui, construite en un temps où la vie intérieure diminuait et où croissaient de persistantes difficultés extérieures, n’a point de nef et n’est qu’un chœur.

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