- Eugène Marsan, « Fagus chez l’abbé Bremond », Les Nouvelles littéraires, 2 décembre 1933, p. 2 :
Fagus ne s’assura jamais l’audience d’un grand public ni les moyens de l’obtenir. Qui pourrait dire pourquoi ? Car il maniait une prose où la force et le naturel rayonnaient, et sa poésie était plus qu’accessible, plus qu’intelligible : pleine d’humanité, et parfaitement noble. En revanche, il gagna à tous coups l’admiration de quiconque se fie seulement à un art authentique, inspiré, et d’hommes et de témoins aussi difficiles que Maurras et l’abbé Bremond.
Il venait de publier dans la collection des Quatorze, au Divan, ses Éphémères et ses Pas perdus, quand l’abbé Bremond — a-t-il lui même raconté dans les Marges du 10 octobre — « voulut connaître sa figure ».
Fagus alla donc voir son voisin de collection, l’auteur des Deux musiques de la prose, dans son logis de la rue Chanoinesse. « Précisément comme les cloches de Notre-Dame carillonnaient l’angélus. » Lui venait de quitter son bureau de l’Hôtel de Ville. L’abbé Bremond avait travaillé tout le jour. On n’imagine pas sans émotion face à face les deux hommes. L’un poète rustique ; l’autre, clerc raffiné ; et tous deux grands seigneurs, oui, pareillement courtois et subtils, si différente que semblât leur écorce. Ils se saluent, ils hésitent une minute ou deux, et tout à coup, pfft ! ils sont « partis », ils ont trouvé sans peine un sujet, et même deux sujets, de conversation : Touroulde et Virgile, la Chanson de Roland et les Églogues.
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Quelques jours auparavant, Joseph Bédier avait donné les Commentaires qui complétaient sa traduction. Et Fagus y avait-il déjà songé, ou bien la première idée a-t-elle appartenu à l’abbé Bremond ? On ne sait au juste. Mais Fagus s’en alla, « sa timidité convaincue, écrit-il, de mettre en vers du XXe siècle notre Iliade du XIIe ». D’autre part, Fagus avouait à l’abbé Bremond, ce même jour, dans cette première entrevue, qu’il détenait, « incasable », une traduction des Églogues, qu’il promit de montrer.
D’où (explique toujours Fagus) ce billet de l’abbé Bremond, où nous voyons la grâce du style refléter celle du cœur.
« Oui, et mille fois oui, et même si oui, que, de mon côté, je me préparais à taper l’éditeur de l’édition Bédier, et bien entendu pour vous la donner. Évidemment Bédier n’hésitera pas, mais s’il hésitait eh bien ! j’emprunterais pour vous l’exemplaire de l’Institut.
« Pour Virgile, nous essaierons d’attendrir un éditeur. Je demanderai à Martineau la stratégie à suivre…
« Nous parlerons de tout cela quand vous me ferez l’amitié de venir — et du dictionnaire. J’aurai des visites académiques lundi et mardi. Mais nous serons probablement seuls à partir de mercredi…
« Votre, en courant« H. BREMOND. »
Les Églogues de Virgile, dans l’admirable version de Fagus, allaient sortir des presses intelligentes de François Bernouard, et sa Chanson de Roland, sonnante, frémissante, devait être éditée par la Cité des Livres, sur lecture du fragment paru aux Nouvelles Littéraires. De quelque côté que l’on prenne ce joli épisode de l’histoire littéraire de notre temps, ce n’est que plaisir.
Cette rencontre si féconde ne resta pas unique. Fagus, tout « sauvage », retiré et retranché qu’il se maintint en général, retourna quelquefois chez l’abbé Bremond. Il avait scrupule, commente-t-il savamment — et tous ses amis reconnaîtront le cher ours — « à l’aller troubler ». Les visites des « candidats de tous poils » y suffisaient…
La page est amusante et savoureuse, délicieuse. On y voit l’abbé Bremond, en personnage débonnaire et facile, en apparence, mais qui sait bien à quoi s’en tenir ; l’intrigue ne lui fait pas perdre pied, si non plus elle ne le hérisse pas, si elle ne le change pas en Diogène. A tous, une oreille poliment prêtée. A Fagus, à la poésie, une attention profonde. Et l’on y voit Fagus qui craint, qui n’ose, qui sourcille, et qui bougonne à part lui, non pas contre son hôte. Seigneur ! qui est si pénétrant, et aussi docte qu’il est gentil, mais contre les autres, contre le flot importun, contre les habiles qu’il croise, et qu’il enrage de surprendre en flagrant délit de savoir-faire ; ou même, comme il écrit, de « savoir y faire ».
« Une après-midi, la sonnette me resta dans la main, littéralement, tant de mains fiévreuses — d’aucunes illustres peut-être — s’y étant acharnées. Nous devions cette fois deviser une heure ; au bout d’un quart d’heure, vingt minutes (il devait s’agir d’une importante timbale, le « Grand de Littérature » peut-être), les affamés s’entassaient dans l’antichambre et la cuisine, nous imposant silence et m’expulsant, manière de dire. Sur le seuil — la gouvernante avait rafistolé une fois de plus la sonnette — je butai contre un dévorant retardataire ; le confrère me darda une œillade corse, me prenant, l’innocent, pour un concurrent. »
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Par la plume de Fagus voilà pas mal vengés tous ceux qui s’y prennent mal, pour parvenir, tous ceux qui ne voudraient pour rien au monde s’y prendre trop bien, et Dieu merci il y en aura toujours quelques-uns. Sur ce point, les vrais amis de Fagus l’approuvent tout à fait. Ses vrais amis : qui auront eu, sous diverses enveloppes, un cœur presque aussi ombrageux que le sien. Mais ils se blâment un peu — oh ! si affectueusement, si respectueusement ! — quand ils le voies s’étonner de son insuccès, de son échec temporel, comme s’il n’avait pas su, comme s’il avait douté de lui-même.
Eh non, après tout. Il n’a pas douté de lui-même ni de son art, sinon par éclairs, dans ces gouffres de l’anxiété que le génie poétique traverse. C’est ce qui permet d’espérer que, même en cela, c’est-à-dire sans compter les secours qu’il a reçus de sa foi dans son cœur d’homme, Fagus — Fagus poëte — est mort consolé.
Nous nous répétions l’un à l’autre en suivant son cercueil l’autre jour. Et plus d’un l’enviait, en le chérissant à proportion.