Yves Gandon, « La Mort du Poète : Fagus, Jehan Rictus, Lauro de Bosis »

  • Yves Gandon, « La Mort du Poète : Fagus, Jehan Rictus, Lauro de Bosis », L’Esprit français, décembre 1933, pp. 312-313 :

Le pauvre Fagus est mort, écrasé par un camion, comme Verhaeren l’avait été par un train. Le progrès n’aime pas les poètes et leur fait cruellement sentir sa loi. Fagus n’étais pas un homme de ce temps. Sa silhouette pittoresque et son caractère facilement quinteux pouvaient tromper sur sa vraie nature. Reste qu’il fut un grand poète, de la meilleure lignée des grands lyriques français, qu’il mena une existence humble, résignée à des travaux obscurs où il sauvegarderait toute l’indépendance de son esprit — la seule qui compte. On me permettra de transcrire ci-après, tout au moins en partie, une lettre que j’ai reçue de lui en mars dernier, à propos d’un article paru ici-même sur sa Guirlande à l’épousée. Sa chaleur d’âme, sa modestie, la pétulance verveuse et imprévue de son esprit s’y retrouvent tout au long :
« … J’ignore quant à moi quelle « place » j’occupe et surtout quelle j’occuperai, peut-être, et cela importe le moins. Je ne renierai du moins jamais le symbolisme, auquel nous tous nous devons tant, persuadé que, sous de joyeuses, juvéniles extravagances — peut-être nécessaires — et telles qu’en connurent toutes les révolutions fécondes, — il restaura entre autres, dès ses promoteurs lointains, Gérard de Nerval et Baudelaire — la sincérité : que précisément vous louez chez moi.
« Vertu qui avait été celle du moyen âge, auquel on m’apparente parfois. Seulement, toute modestie à part, vous exagérez de rappeler à propos de mes écrits des noms tels que ceux de Verlaine et François Villon ! Pour cette vertu morale, la sincérité, distinguons ; elle est bien loin de suffire, et à elle seule peut devenir funeste. Le douanier Rousseau fut sincère, et si elle eût suffi, elle et son amour de la peinture lui auraient suscité des œuvres sublimes. La sincérité égoïste et myope des Impressionnistes les rendit les bureaucrates de la montre à secondes et de la chambre noire. À l’opposite, les plus grands Italiens, dès la Renaissance, sont plus ou moins des virtuoses : des menteurs. La sincérité de Cézanne, qui déforme, tantôt inconsciemment, tantôt de propos délibéré, atteint la vérité profonde. La vérité, seul but de l’art avec la vie qui se confond avec elle. Or l’art est artifice, donc mensonge. Les Italiens ne visèrent, — oh ! sincèrement ! — que l’art pour l’art ; et leur réalisme de détail ne les garantit pas du mensonge, ce néant. Le problème, la quadrature du cercle, pour l’artiste, revient à réaliser la vérité vivante (il n’en est d’autre) à l’aide du mensonge de l’art, par le moyen de la sincérité de son cœur. Et le poète aussi bien… »
Fagus avait ainsi accoutumé, pour peu qu’on eût écrit sur lui, ou même sur quelque sujet que ce fût, un article dont il avait été touché, de réagir par de longues épîtres où il s’épanchait avec une fantaisie, un humour, une érudition comme il s’en voit de moins en moins à notre époque de précipitation et de vaine fièvre.
Ses Lettres à Paul Léautaud ont déjà été publiées. Souhaitons que toute sa correspondance ait le même sort. Elle le mérite par sa valeur intrinsèque plus encore que par son intérêt biographique, très différente en cela de celle de Verlaine. Pathétique et plaisant Fagus ! Un grand nombre d’écrivains, et non des moindres, emplissaient la grande nef de l’église Saint-Germain-des-Prés où s’élevaient, autour de son cercueil, les âpres chants d’Église qu’il aimait insérer ou paraphraser dans ses poèmes. Cette assemblée témoignait de l’admiration qu’inspirent, et qu’inspireront toujours davantage, des œuvres d’aussi haut accent que La Danse Macabre, La Guirlande à l’Épousée, Frère Tranquille, sans parler des inédits que nous promet l’éditeur Malfère. Fagus est mort, la destinée de son œuvre commence.

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