Paul Léautaud, « Fagus »

  • Paul Léautaud, « Fagus », La Nouvelle Revue Française, 1er décembre 1933, pp. 912-916 (repris dans Georgette, journal littéraire 1903, éditions de la Nouvelle Revue, 1942, pp. 59-71) :

Je ne le rencontrerai plus, à midi, rue de l’Ancienne Comédie, rue de Buci ou rue de Seine, me hélant, dès qu’il m’apercevait, d’un trottoir à l’autre, m’interpellant, me vitupérant, à la grande curiosité des passants. Je ne recevrai plus de lui ces interminables lettres, écrites sur de vieilles formules administratives, même au dos de prospectus qu’il recueillait dans la rue, sous enveloppes de lettres à lui adressées qu’il décollait soigneusement pour les faire resservir, biffant ses nom et adresse pour les remplacer par ceux du destinataire, et qu’il venait déposer de bonne heure sur mon bureau. Je ne le verrai plus arriver le matin dans mon bureau du Mercure, faire le chiffonnier dans ma corbeille à papiers pour y récolter les timbres, pour le fils de sa concierge, me disait-il. Le samedi matin 4 novembre — il est mort le mercredi soir suivant, — assis en face de moi, voulant me démontrer les différences de mérites poétiques de Béranger, Désaugiers et Bruant, il se levait soudain et me chantait à pleine voix je ne sais quelle chanson de Bruant sur la Gloire.
Ce petit homme bredouillant, zigzaguant, boitillant, coiffé d’un « melon démodé, toujours sous sa pèlerine ouvrière, chaussé de gros souliers, les poches pleines d’imprimés, musant aux boutiques, distrait, absorbé, suivant une songerie ou une autre, était un poète, un écrivain d’une fantaisie charmante, un épistolier plein de verve, — un peu prolixe, et maniéré et précieux de style, à mon gré, — et d’un grand savoir littéraire.
La probité, le désintéressement, le tact et la délicatesse mêmes. Plein de civilité, jamais grossier. Franc, libre, net, sûr, comme les gens qui ne demandent rien à personne et n’ont pas de dettes à payer avec des compliments de façade. Malin, circonspect, un peu avare. Pas une voix ne s’élèvera pour me contredire.
Comment je le connus ? Je ne puis le dire ici dans ce moment. Comment nous nous liâmes ? Ce ne fut pas du tout une affaire littéraire. Fagus était au bureau des décès à la mairie de la rue de la Banque. Il habitait Verrières-le- Buisson. J’avais recueilli un chien perdu que je voulais placer. L’idée me vint d’aller le lui proposer. L’affaire fut entendue tout de suite, avec des paroles charmantes de sa part. Le premier dimanche qui suivit, je conduisis ce chien à Verrières, où toute la maison lui fit fête, Fagus, sa femme, ses deux fils, dont il ne reste aujourd’hui que M. Félicien Faillet. On ne s’étonnera pas, si on me connaît un peu, que nous fussions depuis deux amis. Il me menaçait sans cesse de l’Enfer qui m’attendait et je le plaisantais pour la chimère paradisiaque dont il était le fervent, après — après une jeunesse de libertaire et de « libre-penseur » militant.
Elle lui a fait écrire des vers qu’on peut admirer pour le rythme, la musique, comme cette strophe d’une Ballade :

François Villon et son frère Verlaine
Ont péché certe autant que moi ou plus,
Vous les sauviez, ô Vierge souveraine :
Veuillez sauver le serviteur Fagus.
Mon fils aimé, ma femme ne sont plus,
Mais je sais bien qu’aux cieux ils interviennent,
Vierge, de Vous soient leurs voix entendues :
Je meurs de soif au bord de la fontaine.

Il est dommage qu’on ne puisse écrire sur la vie privée. L’histoire du second mariage de Fagus émerveillerait. Il est là tout entier avec sa bonté, sa générosité, sa délicatesse de sentiments et de manières. Ces vers l’évoquent, comme un chuchotement tout intime :

J’aurais voulu, je veux encore
Unir à votre nom mon nom,
Le dur destin qui nous dévore
Insiste pour répondre : Non.

En vain ! je me veux faite encore
Tenace plus que le démon,
Très chère amie, et même amphore
Enclôt votre nom et mon nom.

Tout nous unit, tout nous sépare,
Hé quoi, n’est-ce pas mieux ainsi ?
Une telle aventure est rare

À la fois que si belle aussi ;
Nulle étreinte, rien qui dépare
En rien le compagnon choisi !

La dernière fois qu’il m’écrivit (huit grandes pages), de la façon que j’ai dite, fut pour me vitupérer, sur le ton burlesque qui lui était habituel, au sujet de récentes Gazettes dans le Mercure, me reprochant ma lâcheté pour n’avoir mis, dans tel passage, que des initiales, de faire étalage de mes relations en parlant de Paul Valéry et de Maurice Garçon, de me glorifier de mon impiété, de fausser l’histoire à propos des Vendéens, et de m’être fait interwiever pompeusement pour un petit journal de province. Je crois bien que c’est l’unique fois que je lui répondis :

Paris, le 2 octobre 1933.

         Monsieur,

Votre retraite ne vous suffit pas. Vous avez encore trouvé le moyen de détourner des papiers administratifs pour votre correspondance. Comment s’étonnerait-on de la misère des contribuables.
Les initiales, dans le petit écrit qui a suscité votre ire, ne sont pas les vraies. Les vraies, je ne vous les dirai pas.
Vous n’avez à mettre en cause ni ma modestie ni ma vanité. Je ne parle jamais de moi dans mes écrits.
Je n’ai pas écrit que je n’ai jamais mis le pied dans une église. Apprenez à lire.
Les Vendéens se sont parfaitement soulevés par refus du service militaire obligatoire.
Quant au reporter, c’est vous qui me l’avez envoyé. C’est là ce que vous appelez vos bons procédés.
N’oubliez pas que vous devez chaque semaine venir chercher un stock de vieux journaux pour les vendre à fin de vous procurer quelque argent pour vos vices, ce qui vaudra mieux que de faire danser l’anse du panier.
Prenez une attitude convenable et présentez mes hommages à Madame Fagus qui vit son purgatoire sur terre grâce à vous.
Marchez droit et craignez le diable.

Il a eu la mort qu’il savait qu’il aurait ; « Je mourrai écrasé » disait-il à tout le monde. Il portait à demeure sur lui tous ses papiers d’identité : livret militaire, livret de mariage, extrait de naissance, plus un petit carton portant son nom et son adresse et qui on devait prévenir en cas d’accident. M. Henri Martineau le plaisantant un jour de porter sur lui tout cet amas de papiers : « Il n’y a pas à plaisanter, lui répondit-il. C’est très sérieux. Je mourrai sur la voie publique. Il faut qu’on sache tout de suite qui je suis, où je demeure et ce qu’on doit faire de moi ». Il est mort en tout cas d’une mort tranquille.
Jeté à terre devant sa porte par un camion, transporté à La Charité ayant toute sa connaissance, peu atteint en apparence, ne désirant, sitôt installé dans un lit, que pouvoir dormir, il est mort dans ce sommeil quelques heures après. Un soulagement pour nous tous, après la première nouvelle qu’il avait été écrasé.
J’ai oublié un trait : sa modestie, sa simplicité. Il était modeste, simple, comme tous les gens qui connaissent leurs mérites. Il l’a exprimée, cette modestie, dans quelques vers qu’il a placés à la fin d’un petit volume intitulé Pas perdus :

DU PONT DES ARTS, BALCON DE PARIS

— Pourquoi, Seigneur, les hirondelles,
Si bas, puis si haut volent-elles :
Qu’en savent-elles,
Qu’en sais-je ? rien.
Et moi, pourquoi gai, puis morose,
Pourquoi mes vers, pourquoi ma prose,
Pourquoi sous mes doigts cette rose,
Qu’en sais-je ? rien.

On sait que je suis un ennemi des poètes, que je ne connais rien à la poésie, que j’ai horreur des vers. Un magistrat à la retraite retiré en province et qui a gardé le goût des « exécutions », a encore tenté récemment de l’accréditer. Le jour que je lus pour la première fois ces vers de Fagus, il m’avait conquis encore un peu plus.
Cette simplicité se montre encore dans ses recommandations de tout temps à sa femme pour ses obsèques : « Pas de discours, pas de fleurs, pas de couronnes, rien. Vous me mettrez un chapelet dans les mains, avec un bouquet de violettes. Vous-même, vous m’entendez, vous-même. J’y tiens. »
Un chapelet dans les mains ! S’il était encore là, je lui dirais : « Mon pauvre ami, qu’est-ce que vous en ferez ? »

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