Guy Chastel, « Fagus est mort »

  • Guy Chastel, « Fagus est mort », Mémorial de la Loire et de la Haute-Loire, 21 novembre 1933 :

Fagus, Fagus est mort, est mort et enterré.
On ne le rencontrera plus autour de cette étroite rue Visconti où Racine cacha ses dernières années de disgrâce, où Balzac fit faillite, où Delacroix travailla, où lui-même habitait.
Il avait dit qu’il mourrait écrasé ; un camion l’a fauché sur le bord de ces ruelles gluantes qui s’enchevêtrent autour de Saint-Germain-des-Près ; on l’a transporté à la Charité ; quatre heures après, il n’était plus.
Il allait pourtant d’un pas sage le long de ces voies compliquées. Souvent auprès du zinc où il griffonnait sans répit, on le rencontrait encore musant aux boutiques des libraires, flânant à celles des peintres. Et ceux qui ne connaissaient pas ce petit homme, ramassé sous un long capuchon d’écolier ; ceux qui le voyaient tordre par le bout sa barbe faunesque ou très dévotement fumer sa bonne pipe, le prenaient pour quelque « bohème » attardé, fort négligent, fort négligeable.
C’était un beau poète et d’une grande dignité.
Son œil bleu, sa bouche fine, toutes les malices de son visage auraient renseigné le moins averti.
Mais ceux qui, si peu que ce soit, entraient dans ses relations, connaissaient immédiatement les distances qu’il savait garder.
Ils pouvaient attendre longtemps avant qu’il leur donnât du « cher ami » dont Paris est prodigue. « Honoré confrère » marquait déjà une avance extraordinaire dans son estime. Paul Léautaud est peut-être le seul qui ait reçu de lui une marque de familiarité, le jour où Fagus voulut bien l’appeler « Mon compère ».
Cette humilité de l’homme, cette hauteur de l’esprit, c’est tout Fagus.
Mais lui seul savait que les sommets sur lesquels se tenait sa pensée représentaient autant de conquêtes personnelles.
Il s’appelait Faillet et il été à Bruxelles, en 1872, d’un père émigré après la Commune, qui l’éleva dans l’ignorance de toute religion. Jeune enfant, à l’école, il refusait de réciter la prière en commun, parce que, disait-il à l’instar de son père : « Je suis libre-penseur ».
Ce fils de communard était devenu un chrétien qui avait missel en poche et le lisait avec une foi mystique :

Où sont-ils vos amours ?
On les as mis en terre.
Les verrez-vous un jour ?
Dieu est là et j’espère…

Ce fruit de révolution devait chanter dans ses vers le traditionalisme le plus pur :

Ombres d’André Chénier, de Marie-Antoinette,
O Versailles, ô bois, ô portiques,
Arbres perclus, mornes reliques,
Géométrie funèbre et majestés muettes,
O Versailles, ô mélancolie !
Endormez-vous avec les fastes abolis,
Endormez-vous, endormez-moi,
Douce blessure au cœur que jamais on n’oublie
Quand on l’a sentie une fois !

Fagus venait de prendre sa retraite, après avoir rempli à la Préfecture de la Seine un office modeste, qui lui laissait la liberté de penser. Mais la Poésie, qui nourrit parfois ceux qui font des vers, enrichit rarement les poètes. Sa situation était réduite au minimum. Un fonctionnaire lettré et bien en place voulut alors lui faire attribuer par une société d’assistance une somme importante. Fagus accepta, sous la condition que cette charité qu’on voulait bien lui faire fût rendue publique. Mais, le lendemain du jour où il avait accepté, il refusa : dans l’intervalle, il avait pensé à des écrivains plus pauvres que lui.
La seule lecture du titre de ses œuvres est aussi révélatrice que la palette d’un peintre.
Ce sont, depuis 1898 : Testament de sa Vie Première, Colloque Sentimental, Ixion, Jeunes Fleurs, Aphorismes, Discours sur les préjugés ennemis de l’Histoire de France, Politique de l’Histoire de France, la Prière des Quarantes Heures, Jeu-Parti de Futile, la Danse Macabre, la Guirlande à l’Épousée, Frère Tranquille, Le Clavecin Bien Tempéré, la traduction des Églogues de Virgile, des Essais sur Shakespeare, des Essais sur l’Amour, et cette Jonchée de Fleurs sur le pavé du Roi, petite, toute petite brochure où il y a plus de suc qu’en certains in-folio.
Pourrait-on résister au charme de ce Crépuscule sur Trianon ?

Sur ce mourant gazon qu’une eau mourante arrose,
Que tes pas, ô passant, se hâtent en tremblant :
Là toujours veille l’ombre de la reine, et pose
L’ongle rose de son pied blanc.

Son œuvre est multiple, complexe, déroutante, toute pleine d’éclairs superbes, d’une fois irradiante, d’ingénuité et d’âpreté. Ses lettres sont inspirées par une verve soudaine et bourrées de jugements très droits.
Il ne ressemblait à aucun autre.
Il était Fagus.

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