Pierre Lagarde, « Fagus est mort »

  • Pierre Lagarde, « Fagus est mort », Comœdia, 10 novembre 1933, pp. 1 et 3 :

DEUX POÈTES EN DEUX JOURS

Fagus est mort

Un poète du moyen-âge a été écrasé, hier, par un camion

Portrait de Fagus, par Tristan Klingsor (1924)

Hier, Jehan Rictus, Fagus aujourd’hui…
Comme si la mort avait voulu faire œuvre de poète, et accoupler dans sa terrible éternité, au même instant, deux noms qui rimassent ensemble…
Fagus ! Vous l’avez rencontré, désinvolte et distrait, avec sa cape, son regard clair, sa courte barbe de faune ravi et douloureux. Vous avez cru peut-être croiser un homme du moyen âge qu’habitait une sorte de génie.
Vous le croyiez distant ? Peut-être n’était-il que plus proche des grandes Vérités, plus tourné vers l’intérieur de l’Être, plus incliné vers d’invisibles et formelles certitudes. Ce rêveur était un croyant. Cet homme passant était un poète d’éternité.
C’est à vingt ans, en 1892, qu’il débuta dans les lettres. Déjà la musique, qu’il sut discipliner, le hantait. Son premier article, dans La Plume, était un éreintement des « wagnéromanes ». Car il était frondeur de nature, comme il était poète, parce que les hommes qui se sentent forts, même s’ils doutent parfois des limites de leur force — le vrai génie est, comme l’amour, aveuglé par instant, non aveugle — savent chanter et crier tout ensemble.
La série des œuvres de Fagus sera sans doute, aux yeux de l’avenir (cet avenir qu’un accident brutal suffit à faire naître) sa plus certaine gloire :
Testament de sa vie première, Colloque sentimental, Ixion, Jeunes Fleurs, Aphorismes, La Prière des quarante heures, Le Jeu-parti de Futile, La Danse macabre, Jonchée de fleurs sur le pavé du Roi, La Guirlande à l’Épousée, Frère Tranquille, La Dévotion aux Princesses gardiennes, Les Éphémères, Le Clavecin, Pas perdus, d’autres encore, sans compter des essais historiques, Discours sur les Préjugés ennemis de l’Histoire de France, Politique de l’Histoire de France ; des essais littéraires sur Virgile ou sur Shakespeare, d’innombrables articles, et des lettres familières qui, pour leur ton personnel, âpre, ingénûment terrible, resteront sans doute, malgré leur qualité, leur densité, leur prestige, longtemps si ce n’est toujours inédites…

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On le rencontrait souvent rue Saint-André-des-Arts ou près d’un « zinc » de la rue de Bussy où il allait boire un verre de vin rouge, et rimer quelque strophe sur la rame de papier qui ne quittait jamais sa poche. Plus souvent encore, on le voyait au *Divan*, auprès d’Henri Martineau et de sa femme, bavardant, rêvant, méditant…
Il arrivait, trouvait Mme Martineau assise à une petite table, à droite de l’entrée de la célèbre librairie des poètes. Derrière elle, sur un rayon, un volume de L’Imitation. Dans sa poche, à lui, un Missel. Et Mme Martineau lisait un verset, et Fagus lisait L’Introït du jour… Et c’était l’heure de la méditation, que précisaient des commentaires lucides ou de brusques silences apaisés…
Plusieurs fois, il lui était arrivé de dire, avec une gravité que cachait mal la désinvolture de son sourire :
— Je mourrai écrasé…
Il gardait dans sa poche un petit feuillet où il avait inscrit son désir qu’on prévînt, en cas d’accident, son ami Martineau.
Et voilà que Fagus est mort écrasé, comme il semblait le prévoir dans une secrète prémonition, écrasé par un camion dans une rue de Paris…
Il se nommait, de son vrai nom, Fayette, et habitait, rue Visconti, non loin de la maison où Racine mourut. Il avait même protesté, il n’y a pas longtemps, contre la démolition éventuelle de cet immeuble, car Fagus était de ceux qui savent l’importance du souvenir.
Son œuvre, multiple, diverse et dense, complexe et parfois compliquée, mais singulière par la personnalité, demeurera le témoignage d’un être et d’une âme, avec ses grandeurs, ses élans multiples, ses angoisses, son lyrisme et sa foi.
Comment ne pas relire avec une sorte d’apaisement, au jour où nous pleurons Fagus, ces quatre vers qui terminent par un colloque si poignant la Guirlande à l’Épousée :

— Où sont-ils vos amours ?
— On les as mis en terre.
— Les verrez-vous un jour ?
— Dieu est là et j’espère…

Cet espoir, Dieu, vers qui toujours Fagus se retourna, l’a entendu.
Ce n’est pas un mort que nous devons pleurer. C’est un errant qui nous a quittés, partant vers ailleurs, pour retrouver, comme le souhaitait sa foi de croyant et de poète, ses amours ensevelies…

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