Claude Dhérelle, « Avec le poète Fagus, compagnon de Verlaine qui vient de quitter l’Administration après trente-trois années de service… »

  • Claude Dhérelle, « Avec le poète Fagus, compagnon de Verlaine qui vient de quitter l’Administration après trente-trois années de service… », Paris-soir, 10 février 1932, p. 1 :

J’entre directement, dans une petite cuisine où mijote le déjeuner de tout à l’heure. Je traverse une pièce, chambre et salle à manger tout ensemble, et je gagne une sorte de petit cabinet dans lequel les livres, empilés au hasard, ne laissent libre que l’espace de la fenêtre, de la porte et de la chaise.
— C’est cela qu’on est convenu d’appeler son studio… me dit le poète Fagus en souriant.
Tout petit, il semble minuscule lorsqu’il s’assied. Son regard, fureteur, s’abrite sous des paupières lourdes, oscillant entre un large front dégarni et une barbiche dans laquelle les poils blancs font tache.

Le poète Fagus au milieu de ses livres.

Fagus se prend à moi.

Première interview

— Savez-vous que c’est la première fois qu’on vient m’interviewer ?
— Est-ce possible ?
— Mais oui… Que voulez-vous savoir ?… Je ne sais que vous dire !
Je viens de m’installer, sur une malle.
— Vous venez de quitter l’administration.
— Après trente-trois ans… Je suis entré commis… Je sors commis… J’aurais pu monter en grade !… Évidemment. Mais j’avais mes vers qui prenaient toute mon attention, et chaque moment libre que j’avais.
— Vous versifiez depuis quel âge ?
— Depuis toujours !… J’avais six ans et demi lorsque je fis mes premiers vers… Il en est ainsi pour tous ceux qui naissent poètes — bons ou mauvais — c’est un état de grâce.
…Pendant que Fagus, soudain lancé, me montre tous les manuscrits qu’il possède — ses propres manuscrits, pour la plupart encore inédits — je pense à sa vie de bohème incorrigible, cette vie qui le mena, en compagnie de Verlaine, de Paul-Napoléon Roinard, de Jean Dollent, dans tous les cabarets de la grand’ ville où il s’échauffait en discussion sur l’art, l’esthétique et la littérature, jusqu’à ce que l’aube blanchit les vitres.
Comme s’il suivait, de son petit œil inquisiteur, la marche de ma pensée, Fagus me dit :
— Il ne faut pas trop croire à la légende du poète qui compose en écoutant chanter les petits oiseaux… la poésie, c’est un don… mais c’est aussi un travail minutieux… comme l’ébénisterie…
Et il me montre, prises au hasard dans le capharnaüm qui l’entoure, des feuillets couverts de sa longue écriture, feuillets raturés, surchargés, recopiés.
— …Vingt fois sur le métier, remettez votre ouvrage… Voyez, il faut travailler beaucoup…
— Vous avez écrit des romans.
— Des pièces de théâtre également. L’une d’elles fut sur le point d’être reçue à la Comédie-Française.
Lorsque je vais le quitter, pour regagner l’étroite, calme et antique rue de Visconti qu’il habite, Fagus me fait remarquer :
— Vous avez vu ? Dans ce petit bout de voie parisienne, le nombre de gens célèbres qui ont vécu ?
— Racine y est mort, je crois.
— La Rochefoucauld, Balzac, Souchon, Augustin Thierry, Carco l’ont habité.
— Eux aussi ?
— C’est une rue bon marché.

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