Elie Richard, « Le dernier trouvère »

  • Elie Richard, « Le dernier trouvère », extrait de La Tournée, paru en feuilleton dans Paris-soir, épisode n° 13, 28 mars 1930 (reprise, avec variantes, de « Fagus ou le dernier enchanteur », paru trois ans plus tôt) :

IV. — LE PAYS DE VILLON

III

Le dernier trouvère

Le soir, au vieux quartier Saint-Gervais, dans la Cité silencieuse, parmi la foule du carrefour Buci, au Pont-Neuf ou au vieux boulevard Saint-Germain, n’avez-vous jamais remarqué un petit homme barbu qui lit sous les becs de gaz ?
C’est Fagus.
Dans Paris vibrant ainsi qu’une gigantesque génératrice, qui a encore le temps de rêver, de flâner, de lire ?
Les nuits sont pleines de personnes qui courent de boîte en boîte, font une besogne secrète, cèlent leur misère et leur douleur dans la hâte et les ténèbres. Les cafés regorgent ; les salles de spectacle trompent la faim des cœurs. On vit en troupeau.
Fagus, lisant sous un réverbère, marchant au milieu de ces figures qui font les gestes d’aimer, de souffrir, de s’amuser, Fagus soliloque parmi des êtres que seul, il voit, et seul anime.
Il fréquentait en 19 ou 20, au café de l’Univers où s’assemblaient des survivants de 14. Son cronstadt verdi émerveillait les habitués, gens vêtus par les tailleurs anglais. Il portait des vêtements militaires, civilisés par l’ablation des boutons de cuivre. Là-dessus, il jetait une pèlerine de bure.
Vers minuit, les auteurs dramatiques, les romanciers couraient au métro. Les poètes suivaient Fagus. Le groupe s’effritait, à mesure que la nuit s’avançait. Vers le matin, il ne demeurait autour de lui qu’un ou deux fantômes.
A travers le vent et la pluie, ou les souffles parfumés du printemps, les nocturnes allaient, disputant d’images. Et, lorsque le matin blêmissait tout, les visages, les tétons de Montmartre, deux ou trois points culminants, faisait paraître un Paris immense et désert sous l’or inutile et terni des becs de gaz, Fagus entrait dans le premier hôtel venu pour y dormir quelques heures.
Ce regard bleu possède une voix douce qui chante et transforme certains propos en mélopée, mais qui peut atteindre à une sonorité perçante et fracassante si la passion s’en mêle. Il n’y a tel qu’un solitaire pour être éloquent — pour réaliser surtout son monde intérieur. Fagus, au milieu de la foule suspendue aux lèvres des fumistes, est l’enchanteur de soi-même. Il ne croit qu’à ce qui lui plaît, non pas à ce que la majorité et la raison décrètent.
Je le rencontrai, un soir, sur le pont d’Arcole, lisant à petits pas une brochure.
— Compère, dit-il, ça ne va pas…
(Volontiers, il s’exprime en vieux style, ou en argot, en latin, en patois ardennais, en langue noble ou vulgaire, en grec, etc…)
— …J’ai fait une chute et me suis cassé l’avant-bras. Ça n’a pas d’importance. Je traite le mal par le mépris…
Son bras était enflé, le poignet tordu. Je parlai du médecin. Il ricana avec cette bouche qu’il a dans une barbe qui fut dorée.
— …A l’hôpital, on m’a fait perdre une matinée et demandé 50 fr. pour la radiographie… Je ne les ai pas.
Et il parla d’autre chose.
Cinq ou six jours après, on dut lui rompre les os qui s’étaient soudés de travers. Il souffrit horriblement — et en plaisanta.
Fagus, la bouche gourmande, porte au milieu des pauvres où il demeure, une âme pieuse et, à la fois, d’une prodigieuse sensualité.
Fagus n’est pas le seul personnage familier ce pays destiné dès toujours à Villon et aux poètes. On y rencontra jadis Charles-Louis Philippe, qui prenait ses repas rue de La Huchette dans un restaurant où les couverts étaient attachés à la table par une chaîne et Guillaume Apollinaire l’errant. Francis Carco demeura longtemps dans la Cité.
Le peintre poète Kiyo Komatzou, à l’époque la plus douloureuse de sa carrière, logea dans un bouge du quartier Maubert.
Si le visage de ce morceau de Hurepoix qu’est le quartier Saint-Séverin s’est transformé, sa population n’a pas varié beaucoup : le peuple et les clochards s’y mêlent toujours aux étudiants, aux artistes et aux poètes que la gloire monnayable n’a pas encore touchés.
Les transformations physiques n’ont d’ailleurs nullement aboli certaines traditions de gaieté. On persévère ici, comme chez l’amie de François Villon, à berner les badauds ainsi que nous l’avons vu faire dans les faux cabarets à assassins.
En sortant de Saint-Julien-le-Pauvre, il est possible de se rencontrer avec un Finlandais ou un Sud-Américain à la table de pierre d’un caveau du quartier, organisé à l’usage d’exploiter la naïveté des grands-ducs et de leurs imitateurs.
Les caveaux, les oubliettes et autres cavernes de ce sous-sol sont parfaitement authentiques. Ce vieux territoire a été si souvent exhaussé depuis le neuvième siècle où les Normands passèrent que le cellier d’autrefois peut bien avoir l’air d’être maintenant une prison cachée de château carolingien.
Le même jour, on le voit qui sort de Notre-Dame où il vient de prier pour Catherine de Médicis, et d’une boutique sans nom où il a récité à quelque Maritorne les cinq premières pages de Gamiani.
Le petit homme barbu, gris, ponctuel — sa pèlerine, son melon, sa brochure, sa bouche retournée par un rire de satyreau, ses yeux d’ange — c’est un poète authentique.
Dans le bureau où Fagus a pour fonction d’expédier des lettres, il y a un placard bondé de paperasses. Si quelqu’un a besoin d’un grand bouquin, de poésie trouble et humaine, il n’a que d’en pousser la porte pour y trouver, dans la poudre et le désordre, les secrets du dernier enchanteur de soi-même.

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