Elie Richard, « Fagus ou le dernier enchanteur »

  • Elie Richard, « Fagus ou le dernier enchanteur », Le Siècle, 29 janvier 1927, p. 1 (repris, trois ans plus tard et avec variantes, dans La Tournée, paru en feuilleton dans Paris-soir, cf. épisode n° 13, « Le dernier trouvère ») :

Le soir, au vieux quartier Saint-Gervais, dans la Cité silencieuse, parmi la foule du carrefour Buci, ou sur le moderne boulevard Saint-Germain, n’avez-vous jamais rencontré un petit homme barbu qui lit sous les becs de gaz ? C’est Fagus.
Dans Paris vibrant comme une gigantesque génératrice, qui a le temps de rêver, de flâner, de lire ? Les nuits sont pleines de personnes qui courent de boîte en boîte, font une besogne secrète, cèlent leur misère et leur douleur dans la hâte et les ténèbres. Les cafés regorgent ; les salles de spectacle trompent la faim des cœurs. On vit en troupeau.
Fagus, lisant sous un réverbère, marchant au milieu de ces figures qui font les gestes d’aimer, de souffrir, de s’amuser, Fagus soliloque parmi des êtres qu’il voit, que, seul, il anime.

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Il fréquentait en 19 ou 20, au café de l’Univers où s’assemblaient des survivants de 14. Son cronstadt verdi émerveillait les habitués, gens vêtus par les tailleurs anglais. Il portait des vêtements militaires, civilisés par l’ablation des boutons de cuivre. Là-dessus, il jetait une pèlerine de bure.
Vers minuit, les auteurs dramatiques, les romanciers couraient au métro. Les poètes suivaient Fagus. Le groupe s’effritait, à mesure que la nuit s’avançait. Vers le matin, il ne demeurait autour de lui qu’un ou deux fantômes.
A travers le vent et la pluie, ou les souffles parfumés du printemps, les nocturnes allaient, disputant d’images. Et, lorsque le matin blêmissait tout, les visages, les tétons de Montmartre, deux ou trois points culminants, faisait paraître un Paris immense et désert sous l’or inutile et terni des becs de gaz, Fagus entrait dans le premier hôtel venu pour y dormir quelques heures.

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Ce regard bleu possède une voix douce qui chante et transforme certains propos en mélopée, mais qui peut atteindre à une sonorité perçante et fracassante si la passion s’en mêle. Il n’y a tel qu’un solitaire pour être éloquent — pour réaliser surtout son monde intérieur. Fagus, au milieu de la foule suspendue aux lèvres des fumistes, est l’enchanteur de soi-même. Il ne croit qu’à ce qui lui plaît, non pas à ce que la majorité et la raison décrètent.
Je le rencontrai, un soir, sur le pont d’Arcole, lisant à petits pas une brochure.
— Compère, dit-il, ça ne va pas…
(Volontiers, il s’exprime en vieux style, — ou en argot, en latin, en patois ardennais, en langue noble ou vulgaire, en grec, etc.)
— …J’ai fait une chute et me suis cassé l’avant-bras. Ça n’a pas d’importance. Je traite le mal par le mépris…
Son bras était enflé, le poignet tordu. Je parlai du médecin. Il ricana avec cette bouche qu’il a dans une barbe qui fut dorée.
— …A l’hôpital, on m’a fait perdre une matinée et demandé 50 fr. pour la radiographie… Je ne les ai pas.
Et il parla d’autre chose.
Cinq ou six jours après, on dut lui rompre les os qui s’étaient soudés de travers. Il souffrit horriblement — et en plaisanta.

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Fagus, la bouche gourmande, porte au milieu des pauvres où il demeure, une âme pieuse et, à la fois, d’une prodigieuse sensualité.
Le même jour, on le voit qui sort de Notre-Dame où il vient de prier pour Catherine de Médicis, et d’une boutique sans nom où il a récité à quelque Maritorne les cinq premières pages de Gamiani.
Le petit homme barbu, gris, ponctuel — sa pèlerine, son melon, sa brochure, sa bouche retournée par un rire de satyreau, ses yeux d’ange — c’est un poète authentique.
Dans le bureau où Fagus a pour fonction d’expédier des lettres, il y a un placard bondé de paperasses. Si quelqu’un a besoin d’un grand bouquin, de poésie trouble et humaine, il n’a que d’en pousser la porte pour y trouver, dans la poudre et le désordre, les secrets du dernier enchanteur de soi-même.

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