Jean Tenant, « Fagus »

  • Jean Tenant, « Fagus », Mémorial de la Loire et de la Haute-Loire, 12 juin 1925, p. 3 :

I

Encore un sauvage ! Encore un qui se demande pourquoi le ciel l’a fait naître à notre époque. Il a le mépris de l’argent, et c’est l’argent qui est la principale préoccupation de ce siècle. Il est poète, et il se classe dans la catégorie de ceux que la foule ne comprend pas, ne comprendra jamais, et qui scandalisent, par surcroît, une grande partie de l’élite. Il parle une langue sublime, en un temps où l’on parle comme on pense, c’est-à-dire de façon lamentable. Il écrit des poèmes traversés d’un grand souffle chrétien, mais comme les tailleurs d’images du Moyen Âge, il ne craint pas de faire alterner dans ses compositions les groupes édifiants et les monstres obscènes. On ne peut absolument pas laisser ses livres dans une bibliothèque ouverte à tout venant, et ses livres sont beaux, terrifiants, salutaires. Et tout cela fait que Fagus est un grand poète, mais que très peu de gens le savent. « Qu’attend-on pour le dire ? », écrivait Georges Le Cardonnel. On attend, mon cher confrère, de n’être plus exposé à s’entendre répondre : « Un grand poète ? c’est sans intérêt… »
Grâce à Henri Martineau, Fagus aura reçu, au terme du premier quart de ce vingtième siècle imbécile et sanglant, l’hommage de quelques écrivains dignes de leur beau métier. Cet hommage se présente sous la forme d’un numéro spécial de l’excellent revue littéraire, Le Divan, que dirige Martineau, et que connaissent tous les lettrés. Avant d’aller plus loin, il est convenable de citer les noms de ceux qui ont collaboré à l’hommage : Eugène Marsan, Léon Deffoux, Henri Strentz, Tristan Derème, Guy Lavaud, Alphonse Métérié, Jean Lebrau, Philippe Chabaneix, Francis Eon, Lucien Dubech, Mme Dussane, Tristan Klingsor, Pierre Lièvre, Edmond Pilon, Eugène Montfort, Georges Le Cardonnel, Henri Rambaud, Henri Martineau.
Une absence se fait cruellement sentir dans cette brillante liste, celle d’un poète qui eût magnifiquement loué le bon et terrible Fagus, celle de Jean-Marc Bernard, — mort pour la France.

II

Fagus est un poète fécond. De la liste de ses nombreux recueils, j’extrais les quatre suivants, trois de poèmes, un de prose consacré à Shakespeare : La Danse Macabre, La Guirlande à l’Épousée, Frère Tranquille, Essai sur Shakespeare.
Lecteur enthousiaste, mais incompétend du grand dramaturge anglais, j’ai puisé dans cet « essai » de Fagus de nouvelles raisons d’admirer l’auteur de Coriolan. Je serais bien incapable d’en louer la pertinence. Mme Dussane, l’exquise pensionnaire du Théâtre Français, qui est, en outre, un écrivain d’une rare élégance, dit à ce sujet des choses qui me dispensent de le faire. Voici :
« Il lui appartenait (à Fagus), mieux qu’à un autre, de savoir contempler Shakespeare, et nous aider à le contempler à notre tour, précisément parce qu’il est poète. La magnificence verbale, les jeux des syllabes et des symboles, ce sont pour lui modes d’expression normaux. Il ne risque point, arrêté par cette vêture, d’ignorer ou de méconnaître le corps humain qu’elle pare, qu’elle amplifie ou qu’elle déguise. Et tout simplement il nous rend un Shakespeare humain, d’autant plus grand qu’il est plus humain. Si élevée que soit une montagne, son sommet cependant n’est pas suspendu dans les airs : il s’est élancé, par des pentes que notre regard peut suivre, de la terre moyenne où nous nous tenons, chétifs. Et il est plus émouvant, parce qu’il nous dépasse, que le nuage errant qui nous survole. L’homme de génie n’a rien à gagner à être travesti en météore. Je sais gré à Fagus d’avoir refait à Shakespeare, dans le temps et dans l’espace, une sorte de position géographique parmi ces autres sommets : Rabelais, Cervantes, Montaigne, Vinci… »
Il ne faut jamais chicaner Fagus au sujet de son admiration, entière et sans réserve, pour Shakespeare, sinon il se fâche. Demandez à Eugène Marsan et à Lucien Dubech. Ce dernier écrit, dans un article sur Fagus épistolier : « Ses lettres les plus précieuses sont celles où il est question de Shakespeare. On n’a guère l’occasion de parler d’une pièce de Shakespeare sans recevoir une lettre véhémente de protestations où Fagus donne son avis motivé sur le grand poète qu’il vénère… » Je sais à Saint-Étienne un homme qui connaît à fond Shakespeare, et qui est plein d’admiration pour le merveilleux commentaire de Fagus ; cet homme, vous l’avez reconnu, n’est autre que notre collaborateur et ami Édouard Borie.

III

Fagus est né à Bruxelles. Son père étant « communard » avait dû s’exiler. En 1898, il fréquentait les bureaux du journal anticlérical L’Aurore, que dirigeait Ernest Vaughan, un camarade de proscription de son père. Il était anarchiste et anticlérical. Mais, comme l’explique Léon Deffoux, « son anarchisme… est significatif… ; c’est, si l’on veut un instant se mettre dans son état d’esprit, « l’horreur d’un aristocrate contre la démocratie ». Après avoir passé à l’Occident d’Adrien Mithouard, Fagus se retrouva chrétien, puis réactionnaire. Henri Martineau transcrit ce quatrain qu’ « il écrivit sur un exemplaire du Colloque, déniché par Maxime Revon qui le lui présentait à la dédicace » :

Oui, je fus anarchiste en ma jeunesse ingrate
Moi qu’on voit en mon soir monarchiste et chrétien,
Mais je ne fus jamais ça : un républicain
Encore moins ça : un démocrate.

Quel curieux homme, ce Fagus ! Il ajoutait, de vive voix, en écrivant cette dédicace : « Mon anarchisme fut donc cela. Mais autre chose aussi, un acte de foi. Élevé dans la méconnaissance absolue de toute religion, et l’éloignement spécial du Catholicisme je fus anarchiste de façon mystique, par besoin de croire. »
Tel que nous le voyons et le lisons aujourd’hui, il est le poète le plus original, et aussi le plus mêlé, de ce temps. J’ai dit au début de cette chronique avec quelle prudence il faut user de ses livres mystiques et sensuels. S’il est vrai que l’on retrouve dans son œuvre l’écho de Villon et de Verlaine, il est vrai que cet écho nous redit les moins édifiantes de leurs chansons. Car Villon n’a pas rimé que des ballades dans le genre de celle « qu’il fit à la requête de sa mère pour prier Notre-Dame » ! Il y a également Les regrets de la Belle Heaulmière ! et d’autres, et d’autres ; et Verlaine n’est pas uniquement l’auteur de l’angélique prière :

Je ne veux plus aimer que ma Mère Marie…

Ainsi Fagus. A côté d’un chant divin comme celui qu’il fit en mémoire du gentil Dauphinois :

Seigneur Jésus, Jean-Marc fut doux et bon ;
A sa patrie, à son prince fidèle,
Chantant pour eux il vint mourir pour elle :
Veuille accueillir au Paradis profond
Jean-Marc Bernard de St-Rambert-d’Albon

on peut lire des descriptions infernales. Je préfère, sur ce sujet, laisser la parole à un jeune critique, d’un très grand talent, qui s’exprime avec une prudence, une force et une habileté dignes d’un Père de l’Église : M. Henri Rambaud. Moi, je n’aurais jamais su :
« Pareil à ces prédicateurs qui nous invitent à nous placer en imagination au moment de notre mort, et à juger de cet instant dernier, comme d’un haut belvédère, notre vie enfin restituée à sa perspective véritable, Fagus se plaît à dépeindre la brutalité de la possession pour mieux faire sentir la misère du désir, — ce désir qui ne peut atteindre son objet sans être écœuré aussitôt dans un brusque réveil. La Danse macabre prend ainsi l’aspect d’une priapée effrénée. L’en blâmerons-nous donc ? Je n’oserais pas jurer qu’alors même qu’il réprouve le péché, Fagus ne prenne parfois plaisir à le peindre : on ne dépouille pas d’un coup le vieil homme ; et qui détaille si longuement, si minutieusement les séductions du corps de la femme, celui-là a beau savoir et proclamer la vanité du désir, je ne puis croire que le désir ne règne encore à quelque degré sur lui. Quant au danger que la morale de l’ilote ivre présente pour les innocents, il ne peut être sérieusement contesté : aussi bien n’est-ce pas à eux que la Danse macabre s’adresse. Pour les autres, en tous cas, il y a chance que la grossièreté et l’obscénité, poussées plus loin que je ne puis le montrer, deviennent ici salutaires par leur excès même. Et leurs yeux furent ouverts ; et ils connurent qu’ils étaient nus. »
Impossible de mieux dire. Et il reste que la Danse macabre est un grand et ardent poème ; que la Guirlande à l’Épousée n’a pas son équivalent dans la poésie, de notre époque, et que Frère Tranquille est une merveilleuse fresque, sombre et brillante à la fois.

IV

Frère Tranquille, c’est le crâne dont lui fit don certain fossoyeur facétieux :

En veux-tu, du vieux frère,
Dit-il ? Et j’acceptai.

Ce débris humain devient le compagnon du poète. Il est suspendu au plafond de sa chambre, ironique, terrible et douloureux témoin. Il suffit d’avoir pris contact, une seule fois, avec Fagus, pour deviner ce qu’il a pu tirer d’une telle contemplation : une méditation sur la vie et la mort, où l’on retrouve les éclairs de Shakespeare, les sarcasmes de Baudelaire, les prières de Verlaine et de Villon, oui, surtout de Villon :

Qu’elle nous tient donc fort la terreur de finir,
Nous vieillit jusqu’à nous retrousser vers l’enfance,
Héros de lâcheté préférant tout souffrir
Plutôt qu’affronter l’ombre et l’éternel silence !
Petits vieux larmoyants n’aspirant qu’à dormir,
Et dormir n’osant plus qu’à l’abri des lumières :
Tel l’enfant, la chanson qui le fait s’assoupir,
Se réveille en sursaut, quand l’interrompt sa mère.

Tous les rythmes, toutes les chansons, il les convoque, il les appelle pour traduire le délire de l’âme en peine, de l’âme qui doute, et geint, et s’épouvante devant le mystère de la mort… Toutes les chansons ai-je dit : le génie de Fagus ramasse, assimile, transforme tout. Il faudra bien qu’on la lui donne, à ce poète, la place qu’il mérité, à laquelle il a droit ! D’autres, parcimonieux et rares, enclosent leur pensée en des strophes parfaites. Je les aime, je les admire. Lui, Fagus, c’est l’abondance, c’est la tempête : après la pluie, la campagne est plus verte, mais les ruisseaux charrient de la boue, des débris et des herbes…
Gloire à Fagus !

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